La vie du Titien

Publié le 26/07/2021

Georges Lafenestre (1837-1919) était autant poète qu’historien et critique d’art. Conservateur au musée du Louvre, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts, le 6 février 1892, au fauteuil de Jean Alphand. Lié avec José-Maria de Heredia, il fréquenta des Essarts, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Barrès, Colette, Henry Gauthier-Villars, et Pierre Louÿs. Il a laissé une trentaine d’ouvrages, des recueils de poèmes et des essais critiques, notamment Artistes et amateurs, publié en 1899 par la Société d’Édition Artistique. Dans cet ouvrage, Georges Lafenestre décrit le Titien et les princes de son temps.

Portrait du Titien.

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« L’un, de noblesse républicaine, élevé chez les Médicis ; dans le milieu intellectuel le plus actif que l’Europe eût connu depuis Athènes, accoutumé à toutes les fiertés de la pensée et du caractère, brutalisant le marbre pour y fixer des expressions morales toujours insuffisantes au gré de son âme hardie, ne semblait-il pas le dernier représentant du Moyen Âge, le survivant, puissant et sombre, d’une génération hantée par les visions de l’infini ? Il avait bien d’ailleurs l’extérieur de son génie : solitaire, brusque, mal endurant, ce célibataire au visage mutilé passa toujours pour peu sociable, malgré son grand cœur.

L’autre, au contraire, de petite bourgeoisie campagnarde, fils et arrière-petit-fils de notaires et de juges, ayant grandi jusqu’à dix ans sur la montagne, en plein air, comme un sauvageon, parmi des paysans incultes, ensuite à Venise, obscur apprenti chez les Bellini, gagnant gaiement sa vie dans un milieu de mœurs faciles, d’indifférence morale et de grand luxe, joignant des traditions d’ordre à des habitudes de plaisir, ne demandant à la peinture que la représentation éclatante de tous les beaux spectacles de la vie, n’était-il pas l’artiste brillant fait pour répondre aux besoins nouveaux d’une société polie, moins héroïque et plus indifférente, et, par-dessus tout, avide de jouissances ?

Chez lui non plus les dehors ne trompent pas. Beau, bien fait, de haute taille, affable, perspicace, prudent, il a toutes les qualités extérieures, toutes les séductions du Vénitien ; c’est un homme de grandes manières, d’humeur enjouée, un diplomate avisé, un commerçant habile, avec des restes de bonhomie patriarcale dans sa manière de vivre et de simplicité antique dans l’imagination. Il se marie dans la force de l’âge, il épouse une très belle femme, dont l’image attrayante, pendant une dizaine d’années, rayonne dans ses plus charmantes compositions ; il a de beaux enfants qu’il adore, qu’il gâte à outrance, pour lesquels il sacrifie tout : temps, travail, dignité. Quand il a perdu sa femme, il vit avec sa sœur ; chaque année, il retourne au pays, où il s’occupe de tous les siens, aide les uns, case les autres et ne cesse d’arrondir l’héritage paternel ». (À suivre)

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