L’Abolition des privilèges : le one-man-show de la nuit du 4 août

Publié le 23/05/2024

Hugues Duchêne a quitté l’actualité brûlante du « septennat » d’Emmanuel Macron pour faire un bond en arrière de plus de deux siècles. Il a laissé de côté les formidables comédiens de la virevoltante compagnie Royal Velours et ses pièces à tiroirs et à rallonges pour confier au talentueux Maxime Pambet un seul en scène passionnant et toujours éminemment politico-juridique centré sur la nuit du 4 août (1789).

Théâtre 13 / Bibliothèque Paris

Le jeune auteur-metteur en scène et comédien Hugues Duchêne, qui avait produit avec Je m’en vais mais l’État demeure une fresque politique impressionnante, sous forme de théâtre documentaire, à partir du premier quinquennat du président Macron1, a pris le parti de créer un seul en scène qui ne change pour autant pas radicalement la forme dramaturgique de sa manière de faire théâtre. Les enchaînements de faits et d’idées sont toujours aussi dynamiques et astucieux et son unique comédien, le talentueux Maxime Pambet, doit endosser, comme ses prédécesseurs de la compagnie Royal Velours, de nombreux personnages différents, avec autant de personnalités et convictions politiques.

Le spectacle inspiré par le livre éponyme de Bertrand Guillot2 est concentré en termes d’unité de temps et de lieu sur la nuit dite du 4 août, c’est-à-dire sur cet espace spatio-temporel non anticipé par le pouvoir « à bout de souffle » durant l’été 1789, mettant face aux exemptés d’impôts la réalité d’un peuple affamé et les caisses vides de l’État.

Si cette date du 4 août est bien connue et immanquablement assimilée à ladite « abolition des privilèges », les débats qui ont fait rage au sein des États généraux, devenus Assemblée nationale le 17 juin 1789, ont conduit à une surinterprétation des conséquences qui en ont réellement résulté. Relire les débats aujourd’hui ne manque pas d’interroger : les parallèles opérés par le romancier avec l’actualité du XXIe siècle ont forcément suscité un intérêt particulier de la part d’Hugues Duchêne car les privilèges blanc, masculin et économique du XVIIIe ont incontestablement perduré.

Ce n’est évidemment pas la première fois que la Révolution française est à l’honneur au théâtre3, notamment à travers les créations des plus grands, d’Ariane Mnouchkine4 à Joël Pommerat5 pour la période contemporaine. Comme dans ces références incontournables, les textes et les idées ne sont pas, en tant que tels, mis au premier plan, mais portés par des hommes, des figures historiques, connues ou pas, qui sont les véritables personnages de la pièce. Ce procédé donne lieu à une identification particulièrement propice à la dramaturgie et permet d’incarner véritablement, aux sens propre et figuré, les débats juridico-politiques.

C’est Duquesnoy que l’on rencontre en premier. Il apparaît sur un écran, marchant vers le théâtre pour rejoindre l’Assemblée. Il s’assied au milieu des spectateurs, répartis en trois groupes.

Si le décorum est largement absent du livre de Bertrand Guillot, la scénographie est, en miroir, limitée dans l’adaptation théâtrale d’Hugues Duchêne, à un placement tri-frontal qui dit tout, et cela est déjà bien assez. En arrivant dans la salle, le public ne sait pas s’il va faire partie de la noblesse, du clergé ou du Tiers état. Le temps qu’il s’installe, des indices surgissent : des spectateurs en masse à leur place habituelle, en plus petit nombre côté jardin, ainsi que face à eux, mieux installés et se faisant servir des verres de vin…

Duquesnoy est vu par l’un de ses collègues – moins connu et qui n’est pas du même bord que lui, Joseph Delaville-Leroulx, député du port de Lorient – comme un « intransigeant », « un avocat qui n’aime pas les avocats », qui « déteste sincèrement ces nobles et ces évêques qui amassent des fortunes et ne paient pas d’impôts – ces hypocrites qui depuis des années réclament des réformes et restent le cul bien assis sur leurs privilèges ». Le député du Tiers état Lepoutre ne dit pas autre chose, avec des mots plus simples appuyés par son accent des campagnes. Les évêques en l’occurrence sont un État à l’intérieur du clergé et de l’État lui-même. Les députés, parmi eux, ne diffèrent pas de ceux des rangs de la noblesse : « Nobles de titre mais rarement de cœur, ils amassent des fortunes indécentes, cumulent les bénéfices ecclésiastiques comme autant de fiefs, ne versent pas un centime d’impôt et passent leur temps à la cour de Versailles en rêvant de carrières politiques » tout en s’étant « rendus indispensables à la monarchie, dont ils garantissent le droit divin ». Ils reproduisent eux-mêmes le système féodal : de la dîme prélevée sur le dixième des récoltes dans les campagnes, ils n’en reversent aux curés des villages qu’un pourcentage infime.

Parfois c’est le narrateur qui prend le relais pour présenter certains protagonistes ou textes en discussion et revenir aussi sur certaines idées reçues. La principale est d’établir des distinctions entre les membres de la noblesse, les réactionnaires accrochés à leurs privilèges et les autres, plus soucieux de limiter le pouvoir royal que de ne pas payer d’impôts. Le vicomte Louis-Marie de Noailles, par exemple, a compris l’importance du moment, et la nécessité d’annoncer des mesures radicales, c’est-à-dire ni plus ni moins que les impôts et les charges publiques soient supportés par tous ; suivi par le duc d’Aiguillon, le plus grand propriétaire foncier du royaume après le roi, qui synthétisa les réformes nécessaires, à savoir la justice fiscale et le rachat des droits féodaux. Même le duc du Châtelet, chantre de la répression, comprit qu’il fallait céder en déclarant renoncer pour lui-même à ses droits sur ses vassaux et accepter le rachat de ses droits féodaux. Ce souffle nouveau si inattendu emporta même le clergé et les provinces, qui acceptèrent aussi de mettre fin aux spécificités et autres exonérations, en marche vers une harmonisation fiscale inédite sur le royaume de France.

Un écran affiche le récapitulatif des privilèges abolis durant cette fameuse nuit du 4 août et qui seront listés dans les articles du décret portant abolition du régime féodal, des justices seigneuriales, des dîmes, de la vénalité des offices, des privilèges, des annates, de la pluralité des bénéfices publié d’abord le 11 août puis, dans une version modifiée, en novembre, après que la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen a été rédigée (entre le 20 et le 26 août) et avant que soient débattus les articles de la nouvelle Constitution. Mais en réalité, il faudra de nombreux décrets complémentaires pour finir de détruire ce système féodal6, jusqu’à l’abolition définitive par la Convention, le 17 juillet 1793, de toutes les redevances féodales et la destruction des titres7. Et pourtant, comme le montrent un bond dans le temps et une rupture autobiographique railleuse comme les aime Hugues Duchêne, les privilèges ont pris d’autres noms mais sont toujours là, à travers le patriarcat et le capitalisme – pour user de raccourcis peut-être commodes et rapides, mais réels –, et suscitent régulièrement des tentations d’une nouvelle nuit du 4 août…

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. sur une version intermédiaire de ce spectacle de huit heures (entractes inclus) dans sa version intégrale et finale, E. Saulnier-Cassia, « Je m’en vais mais l’État demeure : l’actualité politique et judiciaire 2016-2019 revue par la jeune génération surdouée du théâtre documentaire », LPA 28 févr. 2019, n° LPA143b8 et podcast Droit en scène sur Amicus radio, en ligne depuis le 28 février 2019.
  • 2.
    B. Guillot, L’Abolition des Privilèges. Les rouages d’un monde qui vient, 2022, Paris, Les Avrils. L’ouvrage est également paru en format poche en 2023 (Points) et a reçu plusieurs gratifications, dont le prix Montesquieu.
  • 3.
    Parmi les plus belles pièces, il convient de citer La Mort de Danton de Georg Büchner périodiquement montée à l’époque contemporaine et très récemment (2023) à la Comédie-Française par Simon Delétang.
  • 4.
    Sur 1789 et 1793 d’Ariane Mnouchkine, v. E. Saulnier-Cassia, « Le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, un théâtre humaniste utopique sous les auspices de la devise républicaine », Droit & Littérature 2022, n° 6.
  • 5.
    La pièce Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat est régulièrement représentée depuis sa création en 2015 aux Amandiers et éditée chez Actes Sud-Papiers. Elle traite notamment de la crise du 4 août.
  • 6.
    V. le décret relatif aux droits féodaux des 15-28 mars 1790, le décret des 3-9 mai 1790 précisant le mode et le taux de rachat de ces droits, ceux des 3-31 juillet 1790, des 13-20 avril 1791 et l’instruction des 15-19 juin 1791. V. aussi le décret des 18 juin-6 juillet 1792 subordonnant le rachat à la production par le seigneur du titre primitif d’inféodation et les modalités dans les décrets du 20 et du 25 août 1792.
  • 7.
    À la suite du décret supprimant sans indemnité toutes les redevances ci-devant seigneuriales et droits féodaux, même ceux conservés par le décret du 23 août 1792.
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