L’affaire Dreyfus en débat du côté de Guermantes, sis salle Richelieu
La salle Richelieu de la Comédie-Française accueille dans une ambiance rock-and-roll Le Côté de Guermantes de Christophe Honoré qui vient donner une illustration des rapports de classe dans la société fantasmée puis fréquentée par Marcel Proust, sur fond de débats entre dreyfusards et antidreyfusards.
Le Côté de Guermantes, d’abord annulé en raison de la fermeture des salles de spectacle durant la crise du Covid-19 et finalement créé en septembre 2020 au Théâtre Marigny où les spectacles ont été délocalisés du fait des travaux à la salle Richelieu, est repris avec des changements mineurs à la Comédie-Française, après un substitut cinématographique1 réalisé par le prolixe Christophe Honoré qui signe le texte et la mise en scène.
Le Côté de Guermantes, troisième volume de La Recherche de Marcel Proust, publié en 1921-1923, fait ainsi l’objet d’une exploration dramaturgique, exploration pour ne pas dire adaptation car nul artiste n’a jamais pu prétendre adapter La Recherche, toute tentative d’exhaustivité ou de fidélité à l’ouvrage-fleuve s’avérant impossible2. L’auteur cinéaste metteur en scène a choisi de transmettre la fascination du narrateur, Marcel (dont le rôle est confié contre toute attente au vigoureux et talentueux Stéphane Varupenne), pour l’aristocratie et sa désillusion à la faveur notamment des débats sur l’actualité de l’époque. L’univers de cet « épisode » d’À la recherche du temps perdu tourne autour du couple des Guermantes, de son hôtel particulier en face duquel (entre deux mondes où se centralise la scénographie) Marcel et sa famille ont emménagé. Le narrateur est subjugué par Oriane, duchesse de Guermantes, dont la spontanéité cache en réalité sa richesse psychologique. Cultivée, mais sans prétention autre que de vivre avec faste, ironie (impliquant une médisance professionnelle) et sens inné de la répartie, elle impose sa séduction naturelle même en talons noirs avec sa robe de satin rouge (fameuse scène finale de la rencontre fugace avec Swann annonçant sa fin proche), tout en tenant des positions pragmatiques et ironiques sur des thématiques futiles comme sur les sujets d’intérêt national.
La question juridico-politique incontournable en pleine rédaction de La Recherche par le vrai Marcel Proust est l’affaire Dreyfus3. Même s’il ne fut généralement pas considéré comme un écrivain engagé, son implication en ce qui concerne l’affaire est loin d’être négligeable, y compris sur le plan littéraire. En effet, « cet immense scandale qui déchire la France au tournant du siècle, révèle un Proust que l’on n’attendait pas : acharné, passionnel, au cœur de la mêlée »4, un « dreyfusard de la première heure »5, un « ardent dreyfusard »6, un « homme libre, épris de vérité et de justice et détaché des valeurs d’ordre de son milieu »7, sa judéité – partielle – n’étant pas la raison de son engagement, « ayant le courage de ses convictions » et dont les lettres « le montrent s’adonnant activement à la cause »8.
Dans Le Côté de Guermantes, Proust et Honoré restituent les réactions antinomiques et confrontations sociales sur l’affaire. À l’empathie des (rares) dreyfusards, tels Rachel (Jennifer Decker) et Robert de Saint-Loup (Sébastien Pouderoux), s’oppose l’antipathie des (plus nombreux) antidreyfusards telle la Marquise de Villeparisis (Dominique Blanc) en son salon9, ainsi que la distance ironique d’Oriane de Guermantes (flamboyante Elsa Lepoivre) qui saisit le sujet de l’affaire de manière opportuniste et finalement peu idéologique, comme elle aurait pu en choisir un autre pour briller et chercher à faire comme à son habitude un « bon mot », mais qui reflète très bien le ressenti d’une partie de la population de l’époque à savoir que « si ce Dreyfus est innocent, il ne le prouve guère », qu’Esterhazy « a un autre chic dans la façon de tourner les phrases » et qu’il est dommage pour « les partisans de M. Dreyfus (…) qu’ils ne puissent pas changer d’innocent ».
La transversalité de l’affrontement sur l’affaire, quelle que soit la classe sociale concernée, est toutefois plus claire dans l’ouvrage lui-même que dans la pièce, allant des domestiques ou ouvriers à la haute aristocratie en passant par la grande bourgeoisie, s’opposant, sans considération de l’antagonisme entre classes dominante(s) et opprimée(s), notamment lorsque le narrateur conte, à son retour de la soirée chez Madame de Villeparisis, la dispute entre son maître d’hôtel dreyfusard et celui des Guermantes, antidreyfusard : « Les vérités et contre-vérités qui s’opposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la patrie française et celle des droits de l’Homme se propageaient en effet jusque dans les profondeurs du peuple »10.
La pièce parvient néanmoins à faire passer le message proustien sur l’affaire, entre des développements sur l’art de la guerre et l’art tout court, qui n’est plus pour l’auteur, dix ans après Jean Santeuil11, un sujet factuel, rythmé par les révélations autour de ses procès, mais « un sujet romanesque, à propos duquel aucune vérité n’est établie »12 et qu’il continua à suivre jusqu’au « dîner de la réconciliation » qu’il organisa en 190113.
Proust qui ne s’est jamais frotté au genre dramaturgique n’a malheureusement pas fait une pièce de cette affaire, mais Christophe Honoré et la très belle distribution qu’il a réunie, offrent un succédané proustien qui ne manque pas d’intérêt.
En pratique
Le Côté de Guermantes, de Christophe Honoré, d’après Marcel Proust
Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette, Paris Ier
Durée : 2h30 (sans entracte)
Jusqu’au 14 mai 2023
Notes de bas de pages
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1.
Face à l’événement imprévu de la crise du Covid-19, Christophe Honoré a proposé à la troupe du Français, avec laquelle il collaborait pour la première fois, de réaliser un film, plutôt qu’une captation du spectacle comme il lui avait été suggéré par l’administrateur. De fait, Guermantes, sorti en salle en septembre 2021 et actuellement disponible sur des plateformes privées en vidéo à la demande, est un film au format hybride, une sorte de fiction documentaire ou documentaire fictionnalisé, prenant prétexte du spectacle annulé pour une plongée partiellement introspective dans la troupe empêchée de jouer, mais qui oublie assez rapidement l’objet théâtral lui-même, pour se focaliser sur les rapports psychologiques individuels et collectifs entre comédiens.
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2.
V. notamment la tentative avortée de Losey sur le scénario de Pinter qui souhaitait couvrir « la totalité de l’œuvre » : H. Pinter, Le Scénario Proust. À la Recherche du temps perdu (1978), 2003, Gallimard.
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3.
L’essentiel des développements qui suivent sont repris de mon article « Proust, le théâtre et le droit : un non-sujet », Revue Droit & Littérature, 2021, n° 5, pp. 355-363 (spéc. pp. 359-362).
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4.
T. Laget, Marcel Proust, 1995, Les Essentiels Milan, p. 14.
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5.
J.-P. Enthoven et R. Enthoven, Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, 2013, Plon, p. 196. Les auteurs établissent un rapport entre l’erreur judiciaire de l’affaire Dreyfus et le refus de Du côté de chez Swann par la NRF, ainsi que la réhabilitation du capitaine et l’obtention du Goncourt.
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6.
M. Erman, « Politique » in Les 100 mots de Proust, 2013, PUF, Que sais-je ?, p. 102.
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7.
M. Erman, « Dreyfus (Affaire) » in Les 100 mots de Proust, 2013, PUF, Que sais-je ?, p. 39.
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8.
Préface de Philip Kolb in Correspondance de Marcel Proust, Tome II : 1896-1901, 1976, Plon, p. IX. Proust a ainsi activement contribué à la diffusion de la pétition dite des 104 demandant la révision du procès : « Je crois bien avoir été le premier dreyfusard, puisque c’est moi qui suis allé demander sa signature à Anatole France » (propos de 1919 rapportés par Georges D. Painter, Marcel Proust, 1871-1903 : les années de jeunesse, 1966, Mercure de France, pp. 286-287. C’est France qui à l’inverse sollicitera Proust pour la pétition en faveur de Picquart, p. 288).
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9.
Les salons furent le lieu des déchirements entre dreyfusards et antidreyfusards, permettant « le cheminement diabolique et inavoué des idées dreyfusistes » et troublant « la conscience morale » (P. Miquel, L’Affaire Dreyfus, 2016, PUF, Que sais-je ?, p. 53). Proust fréquentait les salons, en particulier ceux de Mme Stern, Mme de Caillavet, et Mme Straus, qui lui fournirent sans doute une matière abondante sur ce sujet.
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10.
M. Proust, À la Recherche du temps perdu, Le Côté de Guermantes, I, Bibliothèque de La Pléiade, vol. II, p. 592. Ce passage n’est pas repris dans la pièce.
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11.
Dans ce premier roman (inachevé), Proust consacre tout un chapitre à l’affaire et en particulier à la couverture du procès de Zola devant la cour d’assises. V. les détails in E. Saulnier-Cassia, « Proust, le théâtre et le droit : un non-sujet », Revue Droit & Littérature, 2021, n° 5, p. 361.
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12.
J.-Y. Tadié, Rencontre avec les acteurs et le metteur en scène de la Comédie-Française, 24 févr. 2020, https://lext.so/IRE3v5.
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13.
G. Desanges, Marcel Proust et la politique, 2020, Classiques Garnier, pp. 277-280.
Référence : AJU008d1