L’affaire du Saint Sébastien

Publié le 06/09/2021

Georges Lafenestre (1837-1919) était autant poète qu’historien et critique d’art. Conservateur au musée du Louvre, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts, le 6 février 1892, au fauteuil de Jean Alphand. Lié avec José-Maria de Heredia, il fréquenta des Essarts, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Barrès, Colette, Henry Gauthier-Villars, et Pierre Louÿs. Il a laissé une trentaine d’ouvrages, des recueils de poèmes et des essais critiques, notamment Artistes et amateurs, publié en 1899 par la Société d’Édition Artistique. Dans cet ouvrage, Georges Lafenestre décrit le Titien et les princes de son temps.

Portrait du Titien.

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« Quand ils furent partis, l’ambassadeur s’approcha du peintre et lui dit, carrément, qu’à son avis, c’était perdre ce chef-d’œuvre que de le donner à des prêtres et de l’envoyer à Brescia, qu’il ferait beaucoup mieux de l’offrir au duc de Ferrare. Titien, surpris par la proposition, s’écria que c’était impossible, qu’il ne saurait comment s’y prendre pour commettre une pareille fourberie : « Qu’à cela ne tienne ! dit le Ferrarais, je vous en indiquerai le moyen : refaites-leur ce tableau avec quelques changements ». Le peintre, cette fois, ne céda pas. En envoyant à son maître une chaleureuse description du Saint Sébastien, l’ambassadeur ne put donc que lui annoncer l’insuccès de sa tentative, l’engageant à n’en souffler mot, « de peur que le légat, ayant vent de l’affaire, ne lui fasse la mauvaise plaisanterie d’emporter le tableau ».

Toutefois, le duc avait saisi au bond l’idée suggérée par son ingénieux serviteur ; il lui écrivit, sur-le-champ, d’employer tous les moyens pour réussir. Les insistances de Tebaldi finirent, paraît-il, par vaincre les répugnances du peintre au sujet d’une action qu’il considérait d’abord comme une fourberie, una truffa. Seulement, à bout de résistance, Titien suppliait qu’on lui donnât vite une réponse définitive, afin d’avoir le temps d’exécuter l’exemplaire du légat. Bien entendu, on faisait au prince des conditions moins dures qu’à l’homme d’église : on se contentait de soixante ducats. Le duc éprouva-t-il alors un scrupule de conscience touchant la moralité de l’opération, ou craignit-il simplement les conséquences fâcheuses que pouvait avoir pour lui ce vilain tour joué à un représentant du Saint-Siège ? Toujours est-il que, malgré le succès des négociations, il revint de lui-même à des idées plus délicates ; il chargea Tebaldi, le 23 décembre, d’informer Titien « qu’ayant beaucoup réfléchi à cette affaire du Saint Sébastien, il s’était résolu à ne pas faire cette injure au révérendissime légat. Que ledit Titien, ajoutait-il, s’occupe seulement de nous bien servir dans le travail fait pour nous. Pour le moment, nous ne l’importunerons point pour autre chose. Nous lui rappelons seulement cette tête qu’il commença pour nous avant de quitter Ferrare ». (À suivre)

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