L’Americana de Wadada

Publié le 13/02/2018

Brosser un portrait permet aussi de dessiner un autoportrait. Les deux enregistrements du trompettiste Wadada Leo Smith, publiés simultanément, ne dérogent pas à la règle.

Sudiste (du Mississippi), bercé par le blues que jouait un beau-père pionnier de la guitare électrique dans le Delta (Alex « Little Bill » Wallace, décédé en 2009), Wadada côtoie – après être monté dans le nord comme les bluesmen – les musiciens de l’AACM, cette association de chicagoans dont émanera notamment l’Art Ensemble of Chicago. Il devient partenaire pendant une dizaine d’années d’Anthony Braxton et enregistre abondamment en leader depuis le début des années 1970, en particulier avec des formations comme le Golden Quartet, le Golden Quintet ou Organic…

Des racines du blues électrique et de l’Avant-garde, Smith en est venu à une sorte de post-funk libertaire que l’on retrouve ici dans « Najwa ». Autour du bref thème éponyme qui vient à la mi-temps du disque, il célèbre quatre figures majeures du jazz : Billie Holiday, Ornette Coleman, John Coltrane et Ronald Shannon Jackson. Chacune des compositions dédiées est assortie d’un titre allongé qui évoque l’intéressé, soit pour son apport musical (le jeu de batterie « symphonique » et les rythmes « multisoniques » de Jackson, les formes de l’harmolodie — cette théorie musicale développée par Coleman), soit pour sa posture (Coltrane, en maître de la musique cosmique et de la spiritualité), soit en pure évocation (Holiday, dans un jardin fleuri et sous un arc-en-ciel). Dans ces sortes de suites, il s’inscrit en digne héritier de formations comme « Prime Time » d’Ornette Coleman et « Decoding Society » de Ronald Shannon Jackson.

Le tout s’établit dans un contexte fusion qui fait la part belle aux grooves, assis sur la rythmique constituée par Bill Laswell (basse), Pheeroan akLaff (batterie) et Adam Rudolph (percussion). La participation de quatre guitaristes (avec lesquels il avait déjà travaillé : Michael Gregory Jackson, Henry Kaiser, Brandon Ross et Lamar Smith, le petit-fils du trompettiste) fournit un tramé extrêmement subtil, à la fois dense et translucide (qui rapproche le plus du « Prime Time »), cependant qu’un important travail de post-production scelle visiblement l’ensemble.

Dans un contraste saisissant, Smith publie en même temps « Solo : Reflections and Meditations on Monk ». Comme l’indique son titre, il s’agit bien d’un disque consacré à Thelonious Monk, réalisé à la trompette seule, ce qui constitue une entreprise courageuse. À quatre thèmes monkiens – Ruby, My Dear, Reflections, Crepuscule with Nellie, Round Midnight –, Leo Smith ajoute quatre compositions en évocation du pianiste (au Five Spot Café, au Shea Stadium avec Bud Powell) et pour décrire sa perception du musicien (dit « Composer in sepia »), et inscrit parfois des formes esthétiques dans leurs titres (Adagio, Cinematic Vision).

C’est son Americana à lui. Des musiciens d’une importance considérable, des sources d’inspiration, des forces créatrices, des icônes, qui viennent s’ajouter par exemple à Miles Davis, célébré avec Henry Kaiser et Yo Miles !  (« Yo Miles ! », 1998 ; « Sky Garden, 2003 » ; « Upriver », 2005). 

Dans la tradition milesienne, Leo Smith possède d’ailleurs un jeu de trompette plutôt axé sur des  voicings subtils ; mais « Najwa » est surtout proche du Miles de « A Tribute to Jack Johnson » (1970). Demeure du coup, au travers des contextes variés, une dimension humaine de la musique de Leo Smith, très vocale et chantante, qui ramène une nouvelle fois aux racines du jazz. Mais, dans sa veine la plus libre, le trompettiste s’affranchit des cadres trop contraignants : ligne mélodique brisée pour évoquer Coleman et ondulante pour célébrer Coltrane dans « Najwa », courbure de la phrase et parfois cahots dans la conduite de l’improvisation qu’il puise chez Thelonious Monk. Sans compter, venant aussi de ce dernier, l’emploi du silence. Parfois une plainte et des moments extatiques surgissent, un assombrissement soutenu par la rythmique de « Najwa » qui doit beaucoup à celle, sourde dans son néo-funk de naguère, de Ronald Shannon Jackson.

 

 

 

 

 

LPA 13 Fév. 2018, n° 133x6, p.15

Référence : LPA 13 Fév. 2018, n° 133x6, p.15

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