L’art contre l’esclavage : « le modèle noir » à Orsay
L’exposition « Le modèle noir de Géricault à Matisse » installée au musée d’Orsay jusqu’en juillet 2019 a pour ambition de présenter dans les arts graphiques et photographique des deux derniers siècles et demi une histoire de la représentation des Noirs à Paris. Elle est une belle démonstration que l’art peut être précurseur, inspirateur ou tout du moins accompagnateur de réformes législatives ou réglementaires d’envergure comme l’abolition de l’esclavage, et un moyen d’encourager les nécessaires évolutions des mentalités dans la société.
Ce ne sont pas moins de 73 toiles, 81 photographies, 17 sculptures, 70 documents et 60 autres œuvres, notamment vidéo, qui sont réunis au musée d’Orsay en collaboration avec la Wallach Art Gallery de l’université Columbia de New York – où l’exposition a déjà été présentée d’octobre 2018 à février 2019 –, avant de rejoindre le Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre de septembre à décembre 2019, avec en outre la participation du musée de l’Orangerie et de la Bibliothèque nationale de France.
Le sous-titre « de Géricault à Matisse », compréhensible dans l’objectif d’attirer les visiteurs sur ces grands noms, est cependant trompeur puisque l’exposition va au-delà de la période historique couverte par le musée d’Orsay, en s’achevant sur une projection d’Ellen Gallagher (Odalisque (Self-Portrait with Freud After Matisse)) de 2005 juste après l’audacieuse œuvre de Larry Rivers, I Like Olympia in Black Face de 1970 – l’Olympia de Manet étant évidemment présente, moins pour la pose du modèle blanc principal qui avait fait scandale en 1863 que pour le modèle noir de la servante en arrière-plan.
Les œuvres principales de tous les peintres et sculpteurs de premier plan de la fin du XVIIIe au début du XXIe, qui ont utilisé des modèles noirs sont ponctuées de documents officiels, affiches, livres, photographies et vidéos qui forment un parcours très didactique, donnant à voir comment les artistes se sont emparés de ces modèles pour véhiculer le plus souvent un discours politique, incitant aux changements juridiques.
C’est la première partie de l’exposition qui intéressera davantage les juristes en ce qu’elle commence par des portraits et scènes de groupes relatifs à la première abolition, celle de 1794, dont le décret voté le 4 février par la convention a été sorti des Archives nationales. Ainsi, l’on peut mettre en regard le texte juridique lui-même avec L’Abolition de l’esclavage proclamé à la convention de Nicolas-André Monsiau peint la même année, ou l’Insurrection des esclaves noirs de Saint-Domingue contre les colons blancs, le 22 août 1791 de G. Jacowick. Ce second témoignage pictural de la révolte des esclaves menée par Toussaint Louverture est particulièrement intéressant pour illustrer l’abolition de l’an II accordant par ailleurs aux affranchis la pleine citoyenneté française. L’on sait que le rétablissement de l’esclavage par Napoléon en 1802 entraînera la résistance acharnée de l’île, qui deviendra indépendante sous le nom de Haïti, « une République noire fondée sur les ruines de la plus belle des colonies blanches », d’après Aimé Césaire1.
Plus encore que les scènes de groupe, ce sont les portraits de cette époque qui constituent la véritable intention démonstrative des commissaires de l’exposition : ainsi de l’Étude d’après le modèle Aspasie de Delacroix, dit aussi Aline la Mulâtresse, ou du Portrait d’une femme noire présenté au Salon de 1800 sous le titre Portrait d’une Négresse, de Marie-Guillemine Benoist, rebaptisé Portrait de Madeleine à Orsay pour rétablir – comme pour toutes les autres œuvres où cela s’est avéré possible – l’identité des modèles, afin de ne plus les considérer comme des stéréotypes, mais comme des individus, modèles d’un jour ou passant d’ateliers en ateliers comme Joseph peint par Géricault (Étude d’homme, d’après le modèle Joseph, 1818-1819, ainsi que le marin torse nu agitant un linge dans Le Radeau de la Méduse2) et par Chassériau (Étude d’après le modèle Joseph, 1838). Parallèlement aux inconnu(e)s auxquel(le)s une identité est redonnée par l’exposition, figurent de magnifiques représentations des premiers députés noirs – Victor Mazuline, Louisy Mathieu – et autres personnalités – Toussaint Louverture, mais aussi Alexandre Dumas père, copieusement peint, photographié mais aussi caricaturé.
Géricault est présenté comme ayant activement participé au mouvement abolitionniste, réactivé par la violence inouïe dans les Caraïbes encouragée par une législation napoléonienne férocement discriminatoire – interdiction pour les noirs des colonies de se rendre en métropole, interdiction des mariages interraciaux… La réalité est peut-être plus nuancée. Il a déjà été soutenu que c’est davantage le climat abolitionniste de son cercle de connaissances en France comme en Angleterre qui lui aurait inspiré cette composition du Radeau de la Méduse3. D’autres travaux de Géricault de la même époque utilisant des modèles noirs – en particulier une lithographie de Boxeurs – contribuent de manière peut-être encore plus pertinente que les portraits de Joseph et le Radeau à attribuer à Géricault une sincère volonté abolitionniste, car le dessin place délibérément et remarquablement les boxeurs noir et blanc à égalité sur le ring – en dépit d’une représentation du visage noir proche de certains stéréotypes physionomistes de l’époque.
Alors que la traite négrière est abolie en 1815, le système perdure et les peintres en témoignent à l’instar de François-Auguste Biard au Salon de 1835 qui le dénonce dans La Traite des nègres, et « ne cessera plus de poursuivre le “trafic de la chair humaine” par l’image stigmatisante »4. En revanche, les tableaux les plus réalistes, comme celui de Marcel Verdier reproduisant en 1843 le terrible Châtiment des quatre piquets dans les colonies – un esclave fouettant un autre complètement dénudé, allongé face contre terre et les quatre membres attachés à des piquets, face à d’autres esclaves apeurés et à la famille du propriétaire se distrayant du spectacle – ont choqué, et ce dernier n’a ainsi pas été accepté au Salon de la même année… Ce châtiment du fouet, d’abord pratiqué dans la marine, fut interdit à partir de 18485.
1848 est l’année de la seconde abolition, dont le décret du 27 avril6 est également exposé, parallèlement à quelques représentations picturales de libération et de liesse des esclaves brisant leurs chaînes, par les mêmes peintres qui avaient dénoncé l’esclavage, tel Biard en 1849 et son Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises le 27 avril 1848.
Les années qui suivent sont ambivalentes. Les artistes véhiculent incontestablement un imaginaire esthétique et exotique au gré de leurs propres voyages qui sont une source d’inspiration et de créativité pour eux et de nouveauté pour le public, tandis que le pouvoir assume totalement son statut de colonisateur en reconstituant des villages indigènes lors des expositions universelles parisiennes, où des noirs sont censés participer à ces mascarades, regardés et filmés comme dans des zoos humains. La contre-exposition à l’Exposition coloniale de 1931 organisée par les surréalistes associés au Parti communiste, c’est-à-dire la même année que la création de la Revue du Monde noir puis en 1935 de la revue L’Étudiant noir – par Césaire et Senghor – et la découverte du concept de négritude, ne sont pas suffisants pour modifier radicalement les mentalités. Si les musiciens de jazz, la danseuse et chorégraphe Katherine Dunham, qui inspirera Matisse, ou encore Joséphine Baker rencontrent un succès et/ou une estime durables, beaucoup d’autres seront des faire-valoir comme le clown Chocolat – surtout photographié et filmé – ou encore Miss Lala – peinte par Chéret et Degas – avant que les black studies notamment à l’université de New York ne remettent sur le devant de la scène la représentation du corps noir – black portraiture(s)7 – et que les artistes aiment « Olympia en noire »8.
Catalogue de l’exposition : Le modèle noir, coédition musée d’Orsay/Flammarion
Musée d’Orsay, Flammarion
Notes de bas de pages
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1.
Césaire A., La tragédie du roi Christophe, 2002, éd. Présence africaine, p. 15.
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2.
En l’occurrence l’esquisse du Radeau de la Méduse ne comprenait aucune personne noire, alors que le tableau en compte trois.
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3.
Athanassoglou-Kallmyer N., Théodore Géricault, 2010, Phaidon, p. 177.
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4.
Guégan S., « Révolution dans la Révolution (1788-1848) » in Le modèle noir, catalogue de l’exposition, 2019, Flammarion, p. 76.
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5.
Régent F., « Le châtiment des quatre piquets dans les colonies » in Le modèle noir, catalogue de l’exposition, 2019, Flammarion, p. 51. Cette toile est également reproduite dans l’intéressante « enquête » de Oudin-Bastide C., Des nègres et des juges. La scandaleuse affaire Soutourne (1831-1834), 2008, éd. Complexe.
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6.
Sur les prolongations constitutionnelles de ce texte abolitionniste, v. l’article très exhaustif de Pluen O., « Constitutionnaliser l’interdiction de l’esclavage et des autres formes d’exploitation des êtres humains : un impératif contemporain » in Niort J.-F. et Pluen O. (dir.), Esclavage, traite et autres formes d’asservissement et d’exploitation. Du Code noir à nos jours, 2018, Dalloz, p. 399 et s.
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7.
https://nyuiaaa.org/event-items/black-portraitures-v/.
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8.
Une petite dizaine d’œuvres contemporaines achèvent l’exposition sur ce thème.