L’art de Yasmina Reza

Publié le 27/06/2017

Affiche de la pièce Art, de Yasmina Reza.

DR

Déjà remarquée avec sa première pièce « Conversations après un enterrement », en 1987, Yasmina Reza connut la consécration en 1994 lorsque « Art » fut créée à la Comédie des Champs-Élysées dans une mise en scène raffinée de Patrice Kerbrat avec trois comédiens consacrés : Pierre Vaneck, Pierre Arditi, Fabrice Luchini. Traduite en une trentaine de langues la pièce n’a pas pris une ride et ne quitte guère les scènes de Bombay à Johannesburg, Tokyo, New-York, plus demandée à l’étranger qu’en France où, provisoirement sans doute, on la boude un peu.

La phrase d’ouverture est devenue un classique : « Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés transversaux ».

De ce tableau immaculé, on a fait le point central de la pièce que l’on a trop réduite à une satire de l’art contemporain. L’histoire est simple ou plus exactement, il n’y a pas d’histoire, seulement une sorte de flash sur les relations entre trois amis, Serge, Marc et Yvan. Serge vient d’acheter ce tableau blanc avec quelques fins liserés à peine visibles pour 60 000 euros. Fier de sa découverte il se heurte à l’ironie de Marc ricanant devant cette « merde blanche » qui s’irrite de la stupidité de son ami. Blessé, Serge réplique sur le même ton ironisant sur l’aigreur et le conformisme du pourfendeur de la création contemporaine. Le ton monte et Yvan, le troisième larron, qui tente de les calmer se voit accuser de trahison et de lâcheté.

La pièce est construite avec une précision mathématique mêlant habilement une absence d’intrigue et une surabondance de dialogues, une exaltation des sentiments propre à compenser le vide de la toile. L’écriture et l’étude des caractères sont ciselés comme un cristal à facettes.

La mise en cause de l’art contemporain n’est, en somme, qu’un prétexte, le vrai sujet est celui de l’amitié qui, comme l’amour, se nourrit pour survivre de querelles dans le paradis et l’enfer des autres. Le théâtre est fait de ces affrontements qui se terminent de multiples façons. Le « Pour un oui pour un non », récemment représenté à Paris, était aussi une histoire d’amitié d’hommes écrite par une femme. Autour d’une fixation dérisoire : ci un tableau, là une petite phrase. Mais la mélancolie l’emporte chez Nathalie Sarraute alors que la querelle de Yasmina Reza penche plutôt du côté de la comédie.

Le spectacle donné à la Bastille doit sa réussite aux trois phénomènes qui l’ont transfiguré. Plus question de BCBG, de l’élégance d’un appartement bourgeois, du chic germanopratin, d’une mise en scène délicatement soignée lors de la création… il y a vingt ans déjà !

Les deux groupes flamands bien connus que sont TG Stan (Belgique) et Dood Paard (Hollande) ont pris le parti contraire fidèle à leur engagement : rejet du dogmatisme, des idées reçues, liberté dans l’improvisation, travail collectif et créativité pérenne qui justifie l’absence de metteur en scène. Et, sous les apparences chaotiques, une rigueur implacable. Transgression oblige, voici Yasmina Reza qui, admiratrice de leurs spectacles a donné son accord, mise à la sauce piquante de ces dynamiteurs et ça marche. Le décor est une sorte d’entrepôt glauque, le trio se permet, comme il a l’habitude de le faire, quelques apartés, mais discrets, avec la salle, on ouvre des caisses et des valises comme le font les clowns, d’où on sort des costumes vintage, façon prolo, que l’on ôte et passe à vive allure. Et les trois compères : Kuno Bakker, Gillis Biesheuvel et Frank Vercruyssen sont éblouissants, pas une minute de répit, une manière de faire vivre le texte dans toute sa subtilité en respectant les dissonances, les ruptures, les pauses. La longue tirade d’Yvan racontant ses démêlés avec sa mère, sa belle-mère et sa fiancée est somptueux.

LPA 27 Juin. 2017, n° 127t4, p.24

Référence : LPA 27 Juin. 2017, n° 127t4, p.24

Plan
X