L’avidité des princes

Publié le 04/09/2023

Georges Lafenestre (1837-1919) était autant poète qu’historien et critique d’art. Conservateur au musée du Louvre, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts, le 6 février 1892, au fauteuil de Jean-Charles Adolphe Alphand. Lié avec José-Maria de Heredia, il fréquenta Emmanuel des Essarts, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Barrès, Colette, Henry Gauthier-Villars, et Pierre Louÿs. Il a laissé une trentaine d’ouvrages, des recueils de poèmes et des essais critiques, notamment Artistes et amateurs, publié en 1899 par la Société d’Édition Artistique. Nous reprenons cet été la description qu’il fit de Titien et des princes de son temps.

Alphonse D’Este par Le Titien

« Ferrante Gonzaga, frère de Frédéric, lui fit offrir, au débotté, un beau Sébastien del Piombo. Alphonse d’Este, toujours soupçonné de secrètes sympathies pour le roi de France, brûlant d’avoir les mains libres pour s’emparer de Modène et Reggio, villes réclamées par le pape, mais séquestrées par l’empereur, ne pouvait se montrer moins gracieux. Ses agents à Bologne, Alvarotti et Casella, reçurent l’ordre de gagner à tout prix l’amitié de Cobos ; celui-ci leur en fournit l’occasion. Le 9 janvier 1533, comme on venait de s’entretenir d’affaires, la conversation tomba sur les belles peintures ornant le cabinet du duc à Ferrare, notamment sur les portraits du duc et de l’empereur, par Titien, qu’on y admirait. Cobos déclara sans ambages qu’il lui serait tout à fait agréable d’em­porter ces deux toiles en Espagne ; il ajouta même qu’il ne saurait point mauvais gré au duc d’y joindre quelque autre petit souvenir, comme le portrait de son fils Hercule. Il désirait d’ailleurs être promptement fixé. La réponse ne se fit pas attendre. Le prince remerciait le ministre du grand honneur qu’il lui faisait et lui permettait de choisir, parmi ses tableaux, ceux qui lui plairaient le mieux, à moins qu’il ne préférât les faire choisir par Titien lui-même. Il est vrai que, dans la liste jointe à sa lettre, il omettait précisément son portrait, celui dont on parlait tant. Cobos ne se gêna pas pour en faire la re­marque, déclara qu’il tenait surtout à cette peinture parce qu’il avait entendu dire à Titien qu’elle était bonne, et se contenta d’y faire joindre une Judith, un Saint-Mi­chel, une Vierge, dont leur auteur faisait aussi grand cas. Tous ces tableaux d’Alphonse, sauf le portrait, pouvaient être expédiés par Gênes. Pour ce dernier, il le lui fallait tout de suite à Bologne afin que l’empereur le pût admirer. Casella et Alvaro Pitti s’efforcèrent en vain de temporiser. Six jours après, le conseiller renouvela sa demande avec impatience. Alphonse d’Este dut s’exécuter et livrer son image à Cobos. Celui-ci, en le remer­ciant, lui assura avec impudence qu’il ne se gênerait pas pour lui demander d’autres peintures dans le cas où il en aurait envie […] Titien, heureusement pour lui, avait toute la souplesse nécessaire pour manœuvrer dans ce milieu d’intrigues, bien qu’il s’y déplût fortement, aimant par-dessus tout le travail de l’atelier dans sa maison paisible. » (À suivre plus tard)

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