Le beau sert à valoir le vrai

Publié le 04/09/2024

Jean-Baptiste Tenant de Latour (1779-1862) fut nommé en 1846 bibliothécaire du roi Louis-Philippe Ier, au palais de Compiègne. La somme de ses connaissances a été réunie dans ses Mémoires d’un bibliophile parues en 1861. Cet ouvrage se présente sous forme de lettres à une femme bibliophile (la comtesse de Ranc… [Le Masson de Rancé]), et se compose de nombreuses réflexions sur la bibliophilie, les écrivains et le monde des lettres. Nous poursuivons la publication de la Lettre XIV consacrée à ce qu’ajoute la bibliographie aux consolations que donne l’étude.

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« Permettez-moi ici une comparaison prise dans un ordre de choses peut-être trop élevé pour nos modestes études : il est hors de doute que l’autorité souveraine, la puissance religieuse elle-même, c’est-à-dire tout ce qui tient de plus près à l’idée, perdent immensément quand on veut les renfermer dans le domaine des abstractions, tandis qu’on est tout porté à les vénérer ou à s’y dévouer avec ardeur dès qu’elles viennent se concentrer dans un simple nom de baptême, pris dans tel ou tel almanach. Eh bien Madame, redescendant d’une aussi grande hauteur, ne pensez-vous pas qu’il en serait ainsi du plus bel ouvrage, en prose ou en vers, qui n’aurait pris place dans la mémoire des hommes qu’à la suite d’un simple récit, comme dans l’antiquité les chants d’Homère, avant que la marche et les progrès de l’art fussent venus leur donner l’immortalité au moyen d’une existence individuelle qui continuera de charmer toutes les générations à venir ? L’on a beau dire, l’on a beau faire, les hommes se prendront toujours un peu par les yeux, par les organes extérieurs ; et si cette qualité, ou si vous voulez ce défaut, précisément parce qu’il est inhérent à l’humanité, dispose quelque peu à l’indulgence, même lorsqu’il fait parfois négliger le vrai pour le beau, ne doit-on pas, à plus forte raison, lui tenir compte de la tenue contraire, lorsque le beau ne sert qu’à faire valoir le vrai pour le beau, ne doit-on pas, à plus forte raison, lui tenir compte de la vertu contraire, lorsque le beau ne sert qu’à faire valoir le vrai ?

Ainsi donc, Madame, si cet art ingénieux, si heureusement caractérisé par Brébeuf, qui a eu, ce jour-là, une de ces bonnes fortunes qu’on ne lui conteste plus : “Cet art ingénieux /De peindre la parole et de parler aux yeux, /Et par les traits divers de figures tracées /Donner de la couleur et du corps aux pensées” si, dis-je, ce grand art, dont l’imprimerie a depuis indéfiniment multiplié les bienfaits, n’était exercé que comme un de ces métiers simplement utiles auxquels on ne demande qu’un résultat tout positif, sommes-nous bien sûrs que la lecture de nos plus grands auteurs donnât exactement la même satisfaction à celui-là même qui serait le mieux en état d’apprécier leurs beautés ? Non, assurément. : Rollin, le sage Rollin lui-même, dit la différence de ses impressions à cet égard… » (À suivre)

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