Le Code noir ou la représentation lyrique du statut des esclaves des colonies françaises d’outre-mer au XIXe siècle
Le Code noir, opéra-comique de Louis Clapisson au livret d’Eugène Scribe, créé en 1842 à la salle Favart, a été redécouvert par Jérôme Correas et la compagnie des Paladins. Il offre un regard lyrique surla législation française de l’esclavage dans ses colonies d’outre-mer.
Créé initialement en 1842 à la salle Favart, Le Code noir est le sixième opéra de Louis Clapisson1, compositeur qualifié de « laborieux » par un critique du Figaro, un simple « faiseur de romances » par Offenbach2 et qui en tout état de cause n’a pas laissé beaucoup de traces dans l’histoire de la musique. En revanche, c’est une œuvre parmi de nombreuses autres pour Scribe, auteur prolifique et « à succès »3 qui a écrit 94 livrets d’opéra-comique et 425 pièces de théâtre !
Découpé en trois actes, l’opéra est inspiré de la nouvelle Les Épaves, parue en 1838, de Fanny Reybaud, auteure qui connut « de son vivant un grand succès littéraire »4, dont on disait qu’elle n’avait pas d’opinion politique sans doute pour mieux tolérer qu’une femme puisse connaître une telle réussite éditoriale, et probablement aussi en raison de l’auto-censure de la femme de lettres elle-même, ayant choisi de ne pas dénoncer directement le système colonial mais de le représenter de telle sorte que son discours ne puisse avoir qu’un sens abolitionniste… L’on pourrait tirer la même conclusion pour Scribe5, qui finit en outre par s’affirmer de manière très explicite, en figurant aux côtés d’Eugène Sue et de l’abolitionniste le plus connu de l’époque, Victor Schœlcher – lequel publiait cette même année 1842 son fameux texte Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage –, parmi les signataires d’une pétition demandant l’abolition de l’esclavage, déposée par le député Taillandier en 1844, soit 2 ans à peine après la création du Code noir.
Jérôme Correas, directeur musical de la compagnie des Paladins, a redécouvert Le Code noir, qui avait été représenté seulement 32 fois à l’Opéra comique et n’avait pas été joué depuis le XIXe siècle. La nouvelle création a été présentée au théâtre de Corbeil-Essonnes, puis notamment au Centre d’art et de culture de Meudon en 2019, avant de se produire à l’Opéra de Massy par Jean-Pierre Baro.
Le Code noir fait référence à l’ordonnance royale de 1685 préparée par Colbert à la demande de Louis XIV, complétée ensuite par des édits de Philippe d’Orléans et Louis XV, réglementant le sort des esclaves dans les colonies françaises d’outre-mer. Il a été aboli une première fois en 1794, rétabli, puis aboli une seconde fois par le célèbre décret du 27 avril 1848. Jean-Pierre Baro a choisi de manière très pertinente de proposer la lecture de certains de ses articles en voix off à l’ouverture de l’opéra.
Le titre éponyme de l’opéra-comique de Scribe n’est pas un « poème colonial, mélodrame nègre » comme un critique l’a écrit dans le journal « de musique, littérature, modes et théâtre », Le Ménestrel6, qui a jugé sévèrement certains passages de la partition, à l’instar de certains de ses confrères et des pairs de Clapisson, sauf Berlioz. Si la composition n’est pas de la plus grande originalité – à l’exception d’un trio de sopranes à la scène 5 de l’acte I –, c’est davantage l’intentionnalité du livret qui présente de l’intérêt dans ce contexte pré-abolition où les œuvres opératiques ou dramaturgiques dénonçant – même indirectement – l’esclavage ne sont pas si nombreuses7. L’action qui se situe en Martinique n’est pas datée, contrairement à la nouvelle dont l’opéra s’inspire qui mentionne l’année 1720 ; mais l’on peut supposer qu’elle se situe plus d’un siècle plus tard car il est fait référence à plusieurs reprises au Conseil colonial qui s’est vu reconnaître à partir de 1833 un nouveau statut sous l’autorité du gouverneur de la colonie, dont le rôle est valorisé sur ce plan dans l’opéra.
Dans le premier acte, il est fait allusion aux conditions faites aux esclaves, aux mauvais traitements et punitions, comme le fouet8 en cas notamment de marronnage ou le châtiment des quatre piquets9, qui pouvaient légalement être infligés par les maîtres en application du Code noir fixant par ailleurs le statut juridique qui faisait des esclaves non pas des sujets, mais des objets, réduits à l’état de biens meubles, pouvant faire l’objet de transactions – notamment lors de ventes aux enchères – ainsi que l’article 44 le dispose : « déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté ».
À partir de la scène 9 de cet acte I, un retour à la source littéraire du livret apparaît, relativement à la notion d’« épave ». Comme le marquis l’explique à Donatien qui se croit alors un homme libre et qui venant de France n’a aucune idée de la législation du Code noir, un « épave » c’est « un esclave qui n’appartient à personne », c’est-à-dire qui n’a pas de maître connu et qui pourtant comme le précise Gabrielle « ne peut fournir aucune preuve de liberté » et pour lequel le Code noir prévoit que le gouvernement peut s’en saisir et le « vendre à son profit, aux criées, aux enchères… où le premier venu peut l’acheter ». Cette explication prépare la révélation de Zamba apprenant à Donatien qui ne sait pas encore qu’elle est sa mère, qu’il est fils d’esclave et donc esclave lui-même et doit retourner au plus vite en France, « terre du salut et de la liberté », ce qui est une formulation très ambiguë, puisque la France permet donc légalement l’absence de liberté sur la partie de son territoire située outre-mer.
L’acte II qui développe les intrigues amoureuses, devient intéressant sur le plan juridique à partir de la scène 10, celle de l’arrestation de Donatien. Le cruel marquis et gouverneur de l’île ordonne que « demain, comme épave, selon le Code noir, il soit vendu », se justifiant deux scènes plus tard auprès de sa femme Gabrielle, par la circonstance qu’il est chargé de faire respecter les lois selon lesquelles « un esclave sans maître appartient au gouvernement » et qu’il mourra « sous le fouet du commandeur » – uniquement par vengeance personnelle contre sa femme qu’il soupçonne d’aimer Donatien, alors qu’il est bien plus coupable qu’elle…
L’acte II s’achève par l’arrivée du Conseil colonial et l’acte III s’ouvre sur la place du marché de Saint-Pierre, scène pour laquelle les didascalies de Scribe précisent qu’il doit y avoir au milieu de la place un poteau avec plusieurs anneaux de fer où l’on attache les esclaves. La scène de la vente aux enchères se veut réaliste et multiplie les occasions de références aux subtilités du Code noir, rendant omniprésentes les règles juridiques jusqu’au dénouement de ce qui aurait pu être un drame et permettant une fin heureuse par la réappropriation par un ancien maître de son esclave et l’automaticité de la déclaration de propriété relativement à sa descendance d’une part, et par la liberté retrouvée de l’« épave » épousant une femme libre de droit car venant d’être affranchie par son ancien maître…
La légèreté apparente permise par le genre de l’opéra-comique n’enlève rien à la gravité du sujet traité, dont la mise en scène de Jean-Pierre Baro et l’excellence de la distribution ne peuvent, près de deux siècles après l’abolition de l’esclavage, qu’interroger toutes les formes nouvelles d’esclavage dans le monde.
L’Harmattan
Notes de bas de pages
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1.
Scribe E., Le Code noir, opéra comique en trois actes suivi de textes inédits, 2018, L’Harmattan, 162 p.
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2.
Yon J.-C., M. Offenbach nous écrit, 2019, Actes Sud, Palazzetto Bru Zane, p. 121 et p. 425.
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3.
V. l’ouvrage de référence de Yon J.-C., Eugène Scribe, la fortune et la liberté, 2000, Librairie Nizet, 390 p. ; v. égal. Bara O. et Yon J.-C., Eugène Scribe : un maître de la scène théâtrale et lyrique au XIXe siècle, 2016, Rennes, PUR, 476 p.
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4.
Lesley S. Curtis, « Introduction » in Fanny Reybaud, Quatre nouvelles antillaises. Marie d’Enambuc, Les Épaves, Sydonie, Madame de Rieux, 2014, L’Harmattan, Autrement, p. 11.
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5.
Bara O., « Introduction » in Scribe E., Le Code noir, opéra comique en trois actes suivi de textes inédits, 2018, L’Harmattan, p. 20) met quant à lui en garde contre tout « anachronisme » ou « contresens » qui ferait du Code noir « un opéra militant ».
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6.
Le Ménestrel, critique de Viel E, 12 juin 1842.
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7.
S’agissant du théâtre, v. l’ouvrage de référence Chalaye S., Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet, 1998, L’Harmattan, 1998, 453 p.
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8.
Scribe E., Le Code noir, p. 7, p. 38, p. 47, p. 75.
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9.
Le marronnage est la fuite d’esclaves. Il y est fait référence dès la scène 1 de l’acte I. Le châtiment des quatre piquets a été représenté picturalement par Verdier M. en 1843. V. sur ce tableau et autres représentations de l’esclavage, Saulnier-Cassia E., « L’art contre les formes d’esclavage ? Représentations graphiques de la lutte contre l’esclavage de la première à la seconde abolitions » in Pluen O. (dir.), La mémoire du droit dans la lutte contre les formes d’esclavage, 2020, Actes de colloque à paraître.