Le déjeuner chez Wittgenstein
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Rien d’un voyage autour du monde…
Ici, l’espace est réduit. La salle à manger d’une maison bourgeoise, où le temps est court : celui d’un déjeuner. Mais la violence de l’imprécation est toute aussi forte, la langue – excellente traduction de Michel Nebenzahl – toute aussi remarquable, et la dimension comique, toute aussi conquérante.
Thomas Bernhard est le plus grand auteur autrichien de l’après-guerre : pas moins de 23 grands textes en prose et de 18 pièces de théâtre, à la fois couronné de prix et détesté par les bien-pensants de son pays. Il avait, avant de mourir en 1989, interdit que ses pièces soient jouées dans son pays dans les cinquante années à venir. Fort heureusement, ses héritiers firent annuler cette clause !
Voici donc représentée une des pièces célèbres de l’auteur, qui reprenait le précédent roman Le neveu de Wittgenstein, inspiré par Paul, neveu du philosophe Ludwig Wittgenstein, et que Bernhard avait connnu dans sa jeunesse.
Ainsi est mis en pièce un déjeuner du dimanche, tel que l’affectionnent les familles bourgeoises, vécu en principe comme une agréable réunion. Ici, deux sœurs s’apprêtent à recevoir leur frère philosophe provisoirement interné dans un hôpital psychiatrique. Dès le départ, l’ambiance est orageuse : Dene, la sœur aînée, dans l’adoration de son frère, s’agite pour mettre le couvert et surveiller la cuisson de mets raffinés, tandis que Ritter, la cadette, se montre plus indifférente et caustique. Les deux sont comédiennes mais, sans grand talent ni passion, ont peu joué. Lorsque le frère (alias Thomas Bernhard) entre en scène, l’imprécation s’installe : la raillerie, les anathèmes s’entrecroisent et ne cessent d’enfler.
C’est une attaque à boulets rouges sur la famille en général : son hypocrisie, son ennui, sa cruauté… Le philosophe tient le rôle du fou avec jubilation, harcelant ses sœurs avec un certain sadisme. Pas de tendresse, mais la complicité et le fait qu’on ne saurait se séparer bien longtemps et que le seul foyer est malgré tout celui-là.
Cette férocité tire vers la comédie plus que vers le drame, et on rit beaucoup ! La mise en scène d’Agathe Alexis, qui avait déjà monté la pièce dans son théâtre de l’Atalante, est d’une grande subtilité et intelligence. Elle suit la ligne de l’auteur, qui joue de son « théâtre dans le théâtre » pour surdimensionner les situations et les caractères, tout en parvenant à ordonner le chaos.
Quel plaisir roborratif que d’écouter cette épopée verbale, ces jugements définitifs et de voir s’enchaîner des situations de plus en plus incohérentes !
Les comédiens sont parfaits : Hervé Van der Meulen en bouffon sadique, meneur de jeu cultivé et élégant, Yveline Hamon en sœur dévouée, et Anne Le Guernec, survoltée et plus énigmatique.
Délectation par la détestation, c’est un bonheur de voguer dans ces hauteurs qui préservent des lieux communs auxquels n’échappe pas le théâtre contemporain.