Le Dernier Voyage (Aquarius) : un plaidoyer pour les droits humains des personnes migrantes

Publié le 13/02/2025

Créée en 2021, la pièce Le Dernier Voyage (Aquarius) écrite et mise en scène par Lucie Nicolas, qui s’est jouée en novembre 2024 à la MC93 de Saint-Denis, s’inscrit dans une démarche profondément engagée, nourrie par les travaux du philosophe Michel Foucault. À partir des difficultés rencontrées par le navire de SOS Méditerranée en juin 2018, la pièce sonne comme un manifeste pour une reconnaissance des droits élémentaires des personnes migrantes et une bouteille à la mer pour une activation du principe de solidarité entre les États membres de l’Union européenne sur les questions d’asile et de migration.

Le Dernier Voyage (Aquarius)

Alain Richard

Fondatrice, avec Stéphanie Farison, Emmanuelle Lafon, Sarah Louis et Lucie Valon, du Collectif F71, l’autrice et metteuse en scène Lucie Nicolas revendique un théâtre militant. Sa dernière pièce, Le Dernier Voyage (Aquarius), témoigne en effet d’un engagement artistique et citoyen sans compromis.

Le texte est inspiré du périple de l’Aquarius, le navire humanitaire de SOS Méditerranée qui, entre le 8 et 17 juin 2018, est devenu le symbole d’une Union européenne en crise face à l’urgence migratoire. Chargé de 629 rescapés en mer, il est d’abord rejeté par l’Italie, puis ignoré par d’autres pays européens, dont la France. Contrairement à toute logique et respect des obligations internationales, c’est le nouveau chef du gouvernement Pedro Sanchez qui va annoncer que l’Espagne accueillera le navire, c’est-à-dire à plus de 1 500 kilomètres de sa position initiale.

Chaque heure passée en mer tisse le fil d’une tragédie se déroulant dans l’indifférence internationale. Une phrase prononcée par un jeune Soudanais dans la pièce peut résumer à elle seule l’ampleur du désespoir poussant tant d’hommes et de femmes à risquer leur vie : « J’allais mourir en Libye. J’ai préféré risquer de mourir en mer que de mourir à petit feu en Libye ». Ces mots rappellent que l’aventure européenne relève moins d’un acte délibéré que d’un réflexe de survie. La traversée de la Méditerranée n’est, le plus souvent, qu’une tentative désespérée d’échapper à des menaces graves à la vie ou l’intégrité des personnes, dont la vulnérabilité peut s’accroître pendant la route de l’exil. La politique migratoire européenne est insuffisante à protéger les droits fondamentaux des personnes concernées quand elle n’est pas inexistante dans certains cas de figure et, notamment, quand un État se refuse à respecter ses obligations internationales et ignore le principe de solidarité européenne.

Dans les mois qui ont suivi le scandale de juin 2018, l’ONG SOS Méditerranée s’est heurtée à une série de décisions politiques et administratives l’empêchant de poursuivre ses missions de sauvetage en mer. Gibraltar, d’abord, puis Panama, ont retiré successivement leur pavillon au navire, le privant ainsi de sa capacité à naviguer légalement. Les opérations de sauvetage, ayant permis de sauver plus de 30 000 vies humaines, cessent en décembre 2018. Cette conclusion, brutale et sans appel, laisse entrevoir les failles d’un système qui, en criminalisant la solidarité, tourne le dos à ses propres principes d’humanité.

C’est de tout cela que la pièce de Lucie Nicolas veut parler. La mise en scène privilégie une expérience émotionnelle, invitant le spectateur à ressentir l’isolement et la tension vécus à bord de l’Aquarius. L’espace scénique évoque un confinement maritime, marqué par l’instabilité et l’incertitude. Le décor, volontairement minimaliste, se concentre sur l’essentiel : quelques éléments mobiles (des micros sur pieds) suggèrent les mouvements du navire, tandis que des jeux de lumière sculptent des ambiances oscillant entre espoir et désespoir. La sobriété des costumes souligne l’universalité des figures représentées : migrants, sauveteurs, figures institutionnelles. Ce choix neutralise les identités individuelles pour mettre en avant la dimension collective de cette odyssée humaine. La bande-son omniprésente devient un personnage à part entière. Bruits de vagues, appels radio et clameurs humaines s’entrelacent dans une composition qui recrée l’atmosphère oppressante du périple. Lucie Nicolas a conçu une véritable odyssée vocale, un concert de paroles fusionnant théâtre, son et musique. Le musicien Fred Costa avec les trois comédiens (Saabo Balde, Jonathan Heckel et Lymia Vitte) jouent dans une performance où la voix et le son deviennent des instruments essentiels pour exprimer l’intensité émotionnelle du périple. Chaque mot et chaque note participent à la narration de ce voyage, de cette « composition musicale épique » selon les propres termes de son autrice.

Le dispositif scénique repose sur une alternance de tableaux qui retracent les étapes du « dernier voyage » : les deux sauvetages, l’attente interminable, les négociations diplomatiques. Portée par une écriture précise et sensible, la pièce intègre des récits de sauveteurs, de rescapés, et même de décideurs politiques. Cette polyphonie met en lumière les contradictions et les dilemmes qui traversent cette crise humanitaire. Les moments d’intensité-tempêtes, débats politiques, contrastent avec des scènes plus introspectives, où les silences et les regards suffisent à transmettre le trouble dans le public, impliqué par l’équipe artistique avant même le commencement du spectacle.

En croisant les différentes perspectives, la pièce questionne les obstacles qui se heurtent à la gestion de la crise migratoire en Méditerranée. Elle interroge en particulier des notions et des principes juridiques tel que celui de solidarité. Si la directive européenne n° 2002/09/CE, dite directive facilitation, prévoit la possibilité pour les États de ne pas sanctionner l’aide humanitaire, son application restrictive dans de nombreux pays criminalise de facto l’assistance aux migrants. En France, malgré la reconnaissance constitutionnelle du principe de fraternité en 20181, le « délit de solidarité » inscrit à l’article L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile subsiste, freinant les actions des ONG et instaurant un climat de peur. L’exemple de l’Aquarius, immobilisé en mer en juin 2018, illustre cette contradiction : l’obligation morale d’aider s’oppose aux politiques migratoires restrictives.

L’œuvre met également en lumière les failles du droit maritime international. Bien que la Convention des Nations unies sur le droit de la mer impose l’obligation de prêter assistance aux personnes en détresse, le débarquement reste soumis à des accords spécifiques. Dans une scène poignante, une interprète souligne : « Selon le droit maritime international, en mer, tout capitaine doit porter secours et assistance à une personne ou un navire en détresse, quels que soient la nationalité, le statut de cette personne ou de ce navire ». Ces mots rappellent l’obligation morale et légale d’aider, tout en révélant les limites d’un système où des États peuvent esquiver leurs responsabilités. Par exemple, Malte, qui n’a pas ratifié l’amendement de 2004, n’est pas tenu d’accueillir les rescapés. Le droit maritime, qui impose une obligation de sauver les naufragés, se heurte ici à un vide juridique, car la responsabilité des États en matière de secours en mer n’est pas systématiquement garantie. Cette absence d’un droit explicite à être secouru soulève la question de la responsabilité des États européens, et en particulier de leur respect des obligations en matière de droit à la vie2, un domaine où le droit international des droits de l’Homme semble offrir un recours plus pertinent que le droit maritime.

La pièce ne se limite pas à dénoncer les politiques restrictives mais elle interroge aussi les échecs de la politique de l’Union européenne en matière d’asile et de migration. La récente adoption du Pacte sur la migration et l’asile en 2024 introduit un mécanisme de solidarité, mais les résistances nationales, notamment en Europe centrale et orientale, continuent de miner son efficacité. Cette critique s’étend à la mise en œuvre du règlement Dublin III qui, en attribuant la responsabilité de l’asile au premier pays d’entrée, a laissé des États comme l’Italie et la Grèce débordés par les arrivées massives de migrants, sans que des mécanismes alternatifs, tels que des plans de relocalisation, ne fonctionnent efficacement, car rejetés par une majorité d’États.

À l’heure où le mouvement Mediterranea Saving Humans, entre autres, alerte sur l’urgence de sauver des vies en Méditerranée et de dénoncer les politiques migratoires européennes, Le Dernier Voyage (Aquarius) résonne un peu comme une bouteille à la mer.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718.
  • 2.
    V. par ex., CEDH, 7 juillet 2022, n° 5418/15, Safi et a. c/ Grèce : « Par ailleurs, les requérants (…) s’étaient plaints, en particulier, que l’ensemble de l’opération en cause n’avait pas été organisé et conduit de manière à garantir la protection de leur droit à la vie et de celui de leurs proches » (§ 127).
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