Le Misanthrope

Publié le 31/10/2019

Jean-Louis Fernandez

Dans son impressionnante carrière de metteur en scène et de directeur de théâtre, Alain Françon n’avait jamais monté une pièce de Molière. Ce refus s’expliquerait par son intérêt pour la découverte d’auteurs contemporains, plus excitante que les tribulations des bourgeois, petits marquis et servantes raisonneuses du XVIIIe siècle…

Mais Le Misanthrope, c’est autre chose ! Un personnage tellement complexe… De quoi tenter un familier d’Edward Bond ou d’Albee. Quel regard sur le ballet des courtisans, l’hypocrisie, les apparences, la cupidité !

Alain Françon reste fidèle à son besoin d’épure, d’introspection, de rationalité, d’hommage rendu aux textes. Ici point de chatoiement, de dorures, mais la simplicité d’un décor presque vide. Le salon de Célimène est devenu une vaste antichambre, avec quelques sièges où l’on ne s’assoie guère et un fond de scène représentant un paysage de neige (l’hiver des rapports humains).

Nous ressentons une certaine froideur dans les relations entre les personnages. Peu d’émotion dans le dialogue avec Philinthe, le véritable ami, un peu trop sentencieux sans doute, rien de passionné dans les déclarations faites à Célimène, austérité partout. On peut certes critiquer ce choix ; on peut aussi l’apprécier, à la fois par sa singularité qui change des classiques scolaires, ou des excès du burlesque, en mettant l’accent sur ce qui est au cœur de la pièce : un homme condamné à la solitude par son souci de vérité.

Comme d’habitude, un travail remarquable a été fait sur le dire, les mots sur lesquels appuyer – quitte à hacher un peu le vers – les silences, les tons, un tempo soutenu, un texte parfaitement intelligible, ce qui devient une rareté même sur les scènes les plus prestigieuses…

La direction d’acteurs a une précision d’horloger. Les personnages vont et viennent dans cette antichambre où ils ne s’attardent guère, ne parvenant pas à se rencontrer, comme si la fuite était leur point commun.

C’est Molière vu et revu par le « Nouveau roman ».

La composition que donne Gilles Privat d’Alceste colle parfaitement à cette orientation singulière, l’éloignant la fois de son autorité d’homme de cour et du ridicule, pour en faire un râleur grandiose dans ses excès et un grand gaillard un peu pataud dans sa façon de se mouvoir.

Ses brusques volte-face, du renfrognement à la violence, le contraste entre la hauteur de vues de ses jugements et la puérilité de ses comportements le rendent touchant et sympathique.

Touchante également, Arsinoé, dans la composition qu’en fait Dominique Valadié, est une femme séduisante et mélancolique, aux approches de la vieillesse, ce qui adoucit la perfidie.

La Célimène de Marie Vialle est provocatrice, façon canaille à la Arletty. Pourquoi pas ? Pas de perruques ni de rubans verts, mais des costumes contemporains vintage élégants.

Un Misanthrope très contemporain, qui le rapproche des grands imprécateurs à la Céline, Cioran, Genet, impitoyables à l’égard du mensonge et de l’hypocrisie des sociétés, et qui s’en sortent par l’excès et le grand bond salvateur vers la liberté qui clôt la pièce.

LPA 31 Oct. 2019, n° 148t5, p.15

Référence : LPA 31 Oct. 2019, n° 148t5, p.15

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