Le procès bellinien de la torture et du patriarcat dans Beatrice di Tenda

Publié le 06/03/2024

L’opéra Beatrice di Tenda vient d’entrer au répertoire de l’Opéra national de Paris, ce qui permet enfin de combler un vide dans la représentation des œuvres de Bellini. S’il ne connut pas le succès de Norma ou des Puritains, Beatrice di Tenda n’en méritait pas moins d’être réhabilité auprès du public, qui ne peut être que frappé par l’actualité de la dénonciation de la tyrannie exercée par le souverain et l’utilisation de la torture et de la condamnation à mort prononcée au nom, commode, de la rigueur de la loi.

C’est à Peter Sellars qu’a été confiée la première mise en scène à l’Opéra national de Paris de Beatrice di Tenda. Il s’agit du premier opéra italien de sa carrière, le metteur en scène américain s’étant jusqu’alors focalisé essentiellement sur le registre contemporain. Cet opéra seria en deux actes, composé par Vincenzo Bellini, fait son entrée au répertoire en cette saison 2023-2024 sous la direction musicale de Mark Wigglesworth, dans un décor unique de George Tsypin en acier vert stylisant un palais et son jardin, occupant toute la scène de l’opéra Bastille.

Aussi curieux que cela puisse paraître, l’œuvre créée en 1833 à la Fenice de Venise n’avait jamais été montrée dans l’institution lyrique parisienne, à la différence des grands succès belliniens que sont Norma (1831) et Les Puritains (1835) entre lesquels elle se place dans la liste des onze opéras du compositeur belcantiste. Si Beatrice di Tenda fut un échec à sa création, les thèmes récurrents et intemporels de l’injustice, de la tyrannie politique utilisant les moyens de terreur (torture, peine capitale) et du patriarcat usant des techniques classiques d’inégalité, d’humiliation et de manipulation au nom de la rigueur de la loi, ne peuvent pourtant qu’interpeller les citoyens, toutes époques confondues. Le compositeur italien et le librettiste Felice Romani se sont inspirés d’une pièce de théâtre1 de Carlo Tedaldi-Fores de 1825 qui reprenait l’histoire méconnue et mal documentée de la comtesse Béatrice de Tende, torturée, condamnée et décapitée en 1418 à la suite d’un procès convoqué par son mari le duc de Milan après qu’il l’a accusée d’actes de sédition et d’adultère. C’est la soprane américaine Tamara Wilson qui créé le rôle à Paris de cette Béatrice, avec une générosité et une délicatesse vocale splendides, face à la rudesse du baryton Quinn Kelsey, dont la dureté est intrinsèque au rôle du souverain Filippo Visconti, à la différence d’Orombello et d’Anichino, chantés avec rondeur par les frères ténors Pene Pati et Amitai Pati.

L’opéra aborde le patriarcat dans toutes ses dimensions, c’est-à-dire politique et familiale selon les définitions les plus classiques2, en s’appuyant sur les quelques éléments historiques connus de la vie de Béatrice de Tende (1372-1418), à savoir essentiellement qu’elle était dotée d’une grande fortune, de territoires étendus et d’armées de mercenaires. Sa fin tragique fut le fait du prince, c’est-à-dire la condamnation à mort par son époux et souverain qui n’avait pourtant pu régner que grâce à son mariage, le second pour Béatrice à la suite de la mort au combat de son premier mari. Elle hérita des biens et des fonctions de ce dernier qu’il acquit à la suite de saccages et de massacres, et en fit bénéficier son second époux, de vingt ans son cadet, lequel rencontrait des obstacles dans la succession de son frère assassiné. Le mariage permettait à chacun d’asseoir leur autorité et légitimité et à Béatrice, « femme de pouvoir »,3 d’initier son époux à son exercice dans le duché de Milan. Le tempérament et les frustrations de ce dernier développèrent un paternalisme exacerbé par sa jalousie intrinsèque, entretenue par les flatteurs et manipulateurs de son entourage dans l’exercice toujours solitaire du pouvoir.

Comme tout dictateur, il fit usage de la violence et de l’absence de dialogue pour surveiller son peuple comme son épouse, renforçant son contrôle par tous les moyens. L’utilisation par le metteur en scène américain et son scénographe d’appareils électroniques contemporains (caméra de vidéosurveillance, téléphone et ordinateur portable) n’était sans doute pas nécessaire pour souligner l’actualité du drame, mais montre néanmoins combien les instruments de surveillance et de traçage publics et privés contribuent à la création d’un climat de suspicion et d’oppression.

L’acte II est le plus intéressant pour les juristes car c’est celui du procès.

Il commence par une première scène, magnifiquement réalisée dans la mise en scène de Peter Sellars, montrant un face-à-face entre hommes et femmes du chœur (dont le rôle est important tout au long de l’opéra), scandalisés par les tortures subies par Orombello. Le procès n’est qu’une mascarade, Béatrice et Orombello étant condamnés d’avance. La torture prescrite de manière zélée par le conseil des juges à la solde du souverain n’avait pour objet que d’extorquer des aveux afin de donner au verdict une apparence de légalité, bien que l’adultère ne soit pas puni de condamnation à mort4 pendant le Quattrocento. C’est ironiquement la rigueur de la loi (acte II, scène 5) que les soutiens et courtisans du souverain évoquent lors d’un bref moment de compassion de ce dernier5, à la différence d’Anichino qui dans la scène 2 le renvoyait parallèlement à sa toute-puissance (« et quelle loi ne cède pas devant vous ? ») et à l’absence d’un jugement indépendant et impartial (« qui sera l’intègre juge de Béatrice quand l’accusation est intentée par Filippo ? »6). C’est sous le son des trompettes triomphantes que les torturés, se trainant ensanglantés sur scène, apprennent leur condamnation (la décapitation se transforme dans la mise en scène de Peter Sellars en une exécution par balles), car bien que la duchesse n’ait pas avoué sous la torture, le conseil l’a condamnée à mort à l’unanimité et Filippo a fini par signer le « décret fatal » (scène 8), sentence inique mais seule à même de lui assurer la plénitude du pouvoir, alors que les troupes de son épouse le menacent.

Si Bellini n’est pas le seul compositeur à s’être emparé d’une histoire mettant en scène des condamnés7, sa condamnation de la torture qui a elle aussi fait l’objet d’autres illustrations opératiques8 est éminemment politique et engagée, et son usage à des fins politiques ne cesse de faire l’actualité, y compris à notre époque où elle est pourtant formellement interdite par nombre de textes nationaux et internationaux de protection des droits fondamentaux.

Béatrice espère vainement que « le monde fera justice » (scène 7 de l’acte I), comme les nombreuses autres figures martyres à l’opéra s’inspirant de personnages féminins historiques aux destins tragiques9, sacrifiées par l’insupportable et intarissable patriarcat.

Notes de bas de pages

  • 1.
    C’est après que la soprane Giuditta Pasta a vu le ballet inspiré de la pièce qu’elle insista auprès de Bellini, lequel sollicita son librettiste habituel. Ils se brouillèrent ensuite en raison du retard de ce dernier à rendre l’ouvrage.
  • 2.
    Selon le dictionnaire Larousse, le patriarcat est la « forme d'organisation sociale dans laquelle l’homme exerce le pouvoir dans le domaine politique, économique, religieux, ou détient le rôle dominant au sein de la famille, par rapport à la femme ».
  • 3.
    Tous ces éléments factuels et historiques sont tirés de l’article de Céline Pérol, « Beatrice di Tenda ou le silence d’une femme de pouvoir », dans le programme du spectacle de l’ONP (p. 42 à 47).
  • 4.
    D. Collas Gallet, « Des annales d’un enfer totalitaire : faux procès, vraies tortures et peine de mort », programme du spectacle de l’ONP (p. 50).
  • 5.
    Sachant que Filippo avait lui-même plus tôt hypocritement indiqué que « seule la loi doit désormais décider de son destin ».
  • 6.
    Plus tôt, Béatrice avait déjà pointé l’illégalité de la situation : « Qui vous a donné le droit de me juger ? », alors que Filippo dans une autre scène demandait aux juges « une sentence que seule une autorité souveraine peut prononcer ».
  • 7.
    V. E. Saulnier-Cassia, « De la maison des morts de Janáček : le principe de dignité humaine dans l’univers carcéral à l’opéra », LPA 30 nov. 2017, n° LPA131x7 ; E. Saulnier-Cassia, « Lamento sur Claude ou la représentation opératique des peines du condamné » in L’exigence de justice. Mélanges en l’honneur de Robert Badinter, 2016, Dalloz ; E. Saulnier-Cassia, « L’interprétation musicale des droits fondamentaux de la personne condamnée », Colloque international et transdisciplinaire, Entre normes et sensibilité. Droit et musique en l’honneur de Norbert Rouland, Université d’Aix-en-Provence et Musée Granet d’Aix-en-Provence, 30 juin et 1er juill. 2016.
  • 8.
    Beaucoup plus tard, Puccini dans Tosca (1900) placera également hors scène un interrogatoire sous la torture. Mais alors que dans Beatrice di Tenda, c’est l’amoureux platonique de Béatrice qui cède en se faisant extorquer des aveux qui n’ont pour but en réalité que de faire cesser le supplice infligé et Béatrice qui supporte l’insoutenable sans jamais renoncer à crier son innocence, dans Tosca, c’est Floria qui cède en entendant les cris de Mario Caravadossi arrachés sous la torture du bourreau dans une pièce voisine, et qui lui n’avoue rien.
  • 9.
    V. not. Anna Bolena de Donizetti créé quelques années plus tôt (1830).
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