Le procès dramaturgique avant-gardiste d’un infanticide singulier par Vercors

Publié le 01/04/2022

Dans sa propre adaptation de son roman Les animaux dénaturés, Vercors a proposé sous la forme dramaturgique du procès, un débat sur la définition de l’humain. Zoo ou l’Assassin philanthrope est une proposition avant-gardiste invitant à (re)penser à la fois les droits de l’Homme et des animaux, qui est très joliment mise en scène au Théâtre de la Ville par son directeur Emmanuel Demarcy-Mota.

Jean Bruller, dit Vercors, dessinateur d’abord, puis connu comme l’« écrivain qui résistait » ou le « résistant qui écrivait »1, même s’il est aujourd’hui injustement un peu oublié en dépit de son prodigieux Silence de la mer2 paru en 1942, a proposé dix ans plus tard, dans son roman Les animaux dénaturés, une réflexion philosophique avant-gardiste sur la définition de ce qui est humain, de ce qui fait un homme, de ce qui constitue l’humanité.

Il a lui-même proposé une adaptation de son roman pour la scène, intitulée : Zoo ou l’Assassin philanthrope, qualifiée de « comédie judiciaire, zoologique et morale », qui a été créée le 24 juin 1963 au festival de Carcassonne dans la mise en scène de Jean Deschamps, reprise l’année suivante par le TNP (alors à Chaillot) dans la mise en scène très réaliste3 de Georges Wilson, puis au Théâtre de la Ville, notamment en 1975 dans la mise en scène de Jean Mercure. Son directeur actuel, Emmanuel Demarcy-Mota, en a proposé une nouvelle lecture poétique, extrêmement réussie, qui prend la forme esthétique d’une fable peuplée de magnifiques têtes d’animaux, d’abord présentée au musée d’Orsay à l’occasion de l’exposition Les Origines du monde. L’invention de la nature au XIXe siècle et actuellement à l’Espace Cardin.

Si la pièce Zoo part bien du roman Les animaux dénaturés, Vercors a déconstruit son premier ouvrage pour reconstruire une œuvre totalement nouvelle, qui offre une vraie tension et dynamique dramaturgiques. Il a expurgé du roman l’essentiel des aspects romantiques, modifié des liens entre certains personnages et surtout réduit la partie juridique à l’un des deux procès en opérant des flash-backs dans une construction élaborée. Alors que le roman est composé de 17 chapitres, chacun précédé d’un chapeau le résumant par des formules courtes à la manière d’un conte philosophique à la Voltaire ou à la Montesquieu, la pièce est découpée en 2 actes et 11 tableaux4.

L’argument principal des deux textes s’articule autour de la figure du journaliste Douglas Templemore qui, après avoir accompagné une expédition scientifique, provoque sa propre arrestation, puis son procès en se déclarant le meurtrier de sa progéniture qu’il a fait auparavant enregistrer par l’état civil et baptiser. La qualification juridique d’infanticide ne relève pourtant pas de l’évidence car s’il est bien le père, la mère inséminée dans un « but d’expérimentation scientifique » par ce dernier est une femelle de l’espèce « Paranthropus erectus », c’est-à-dire un anthropoïde. Dès lors, le débat s’engage de savoir si l’être vivant auquel il a injecté une forte dose de chlorhydrate de strychnine, provoquant sa mort, est un singe, donc un animal, ou un homme. La première hypothèse n’entraînerait pas la qualification de meurtre et permettrait aux filatures anglaises d’exploiter l’espèce, après dressage, au moyen de quelques soins et nourriture ; la seconde aboutirait à la condamnation à mort de « l’assassin » et donnerait satisfaction au « philanthrope » par l’interdiction faite d’utiliser une main d’œuvre gratuite.

Mais le débat va plus loin, il pose la question de la définition juridique de ce qu’est un homme. L’aporie provoque l’incrédulité de toutes les parties prenantes au procès et des membres du jury d’assises (« enfin… depuis si longtemps que les hommes existent, on n’a jamais ?… On a pensé à tout… à tout définir et codifier, sauf justement ?… »5). Elle relance une réflexion qui, au fil des siècles et des théories de Darwin et son Origine des espèces aux nouvelles problématiques sur la bioéthique, n’en finit pas de s’interroger sur les critères pertinents qui permettraient de distinguer l’homme de l’animal. Les débats fictionnels de Vercors résonnent évidemment avec la dispute historique qui eut lieu entre Ginès de Sepúlveda et Bartolomé de Las Casas à la mi XVIe siècle, connue comme La Controverse de Valladollid, dont le comédien et dramaturge Jean-Claude Carrière a d’ailleurs tiré à la fois un roman et une adaptation dramaturgique. Il s’agissait alors de savoir si les Indiens avaient une âme, comme dans la double œuvre de Vercors de savoir si les « tropis ont une âme »6. La question soulevait, dans le contexte des conquêtes et exploitations coloniales, les mêmes enjeux politico-financiers que ceux soulignés par Vercors. En cas de réponse positive, la traite était interdite, en cas de réponse négative, les colons pouvaient continuer à exploiter, torturer, vendre, tuer leurs esclaves. L’ignoble solution qui fut trouvée (remplacer les Indiens par les Noirs) fut encore dépassée par les barbaries du XXe siècle que voulait également dénoncer Vercors et qui étaient à la genèse de son idée romanesque7.

Mais quels sont les bons critères car « toute classification est arbitraire »8? Le langage ? Mais à partir de combien de mots ? Le rire ? Car le rire est le propre de l’homme. La capacité à s’entre-nommer ? La capacité à exercer certains gestes ou travaux ? La détention de « gri-gri » ? L’Art ? Les perversités sexuelles ?

En 1952, Vercors précédant tous les débats poussés sur les droits des animaux et sur l’évolution des espèces, parle d’« éthique », d’« équité », de « bien public », dénonce implicitement « le droit que l’espèce humaine a pris d’utiliser à son profit le travail des bêtes domestiques »9, interpelle sur « la notion simpliste de l’unicité de l’espèce humaine »10, questionne la possibilité de groupes ou d’« espèces intermédiaires » agitant « le fantôme grimaçant du racisme »11 et la crainte « de voir renaître les hiérarchies criminelles entre les races »12, en opposant la Charte des Nations unies et les « Droits de l’Homme »13.

À peine le premier procès entamé, on voit rapidement les points de vue opposés des témoins et des experts rendre la résolution juridictionnelle impossible et même repoussée par le jury qui refuse d’endosser une telle responsabilité de décider si « la victime était un être humain, « au-delà de tout doute raisonnable »14, qui se déclare « hors d’état de juger »15 et provoque l’arrêt du procès et la convocation d’un nouveau jury auquel ministre et magistrat conviennent qu’il faudrait fournir au préalable « une définition légale, claire et précise, de la personne humaine »16 et décident de saisir la Chambre des communes pour combler la « lacune » juridique et que le droit britannique soit prescriptif pour le droit international17 ! Afin de conserver un peu du plaisir de lecture de ces textes d’une si grande richesse et ménager la surprise de spectateur, nous ne dévoilerons pas la définition finalement retenue par la commission spéciale entérinée par le Parlement, ni le tour de passe-passe juridique qui permit au second jury de prononcer un verdict d’acquittement…

On ne saurait donc que trop recommander de se rendre aux dernières représentations de cette pièce par ailleurs si joliment mise en scène, même si l’on peut regretter qu’Emmanuel Demarcy-Mota, qui revendique dans le programme avoir travaillé avec des biologistes et physiciens, n’ait pas songé à convier un ou des spécialistes des droits fondamentaux, de bioéthique ou de droits des animaux18. Une pièce sous forme de procès, qui pose en outre directement la question déterminante à la fois de l’importance et de la vacuité d’une qualification juridique, et aurait tout autant bénéficié du regard des juristes que de celui des scientifiques réfléchissant dans leurs domaines respectifs aux limites de l’humain et à cette humanité qui est « une dignité à conquérir »19 par les « animaux dénaturés » (c’est-à-dire coupés de la nature) que nous sommes devenus au fil des siècles.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Mots de Sartre cités par Jocelyne Hubert dans la présentation de la pièce publiée aux Éditions Magnard, coll. Classiques & Contemporains, 2003, p. 5.
  • 2.
    Le Silence de la mer, publié en 1942 aux Éditions de Minuit qu’il a créées en 1942 est une ode ou un hommage bouleversant à la résistance.
  • 3.
    En dépit de la didascalie sur le décor précisant que « la scène représente la Cour criminelle britannique à Old Bailey, mais sans réalisme excessif », les photographies présentes dans l’édition de la pièce dans la collection du TNP montrent un decorum (barre des témoins, perruques et toges des magistrats) qui se veut très explicite.
  • 4.
    Elle a été précédemment composée en trois actes, la pièce ayant connu plusieurs adaptations depuis sa création.
  • 5.
    Sauf mention contraire, les citations sont tirées du roman (dans sa publication au Livre de poche, n° 210), en raison de son encore plus grande richesse pour les juristes que la pièce. Ici, p. 215.
  • 6.
    P. 68. Vercors fait référence à la controverse de Valladolid sans la nommer p. 104 de son roman.
  • 7.
    Dans un entretien accordé au TNP en 1964 (brochure distribuée lors des représentations).
  • 8.
    P. 61.
  • 9.
    P. 103.
  • 10.
    P. 117.
  • 11.
    P. 118.
  • 12.
    P. 202.
  • 13.
    P. 103 de la pièce. L’auteur voulait peut-être davantage faire référence à la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
  • 14.
    P. 211.
  • 15.
    P. 218. Au chapitre suivant, Vercors propose une discussion amusante sur la différence entre les jurys britanniques et français (p. 221).
  • 16.
    P. 224.
  • 17.
    P. 228.
  • 18.
    La reconnaissance par la loi du 15 février 2015 que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité » et qu’ils « sont soumis au régime des biens » n’a pas épuisé, loin sans faut, la question de leurs droits.
  • 19.
    P. 273 du roman et p. 136 de la pièce.
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