Le prolongement pictural par Artemisia Gentileschi du procès de son viol

Publié le 07/05/2025

Le bel écrin du musée Jacquemart-André accueille jusqu’au 3 août 2025 une exposition exceptionnelle consacrée à la peintre italienne, Artemisia Gentileschi, intitulée : Artemisia, Héroïne de l’art, qui permet de relire son parcours pictural à l’aune de l’événement de son viol et de son procès.

Artemisia Gentileschi, Suzanne et les vieillards, 1610, Huile sur toile, 170 x 121 cm, Kunstsammlungen Graf von Schönborn

akg-images / MPortfolio / Electa

De fait, Artemisia Gentileschi fut une « héroïne de l’art », qui compte parmi une des rares femmes retenues dans l’histoire (de l’art) considérée à l’égal des hommes pour son talent, la première même sans doute sur le plan chronologique, dans cette période si riche de la Renaissance italienne.

Elle fut aussi une héroïne par sa résilience (en dépit de l’anachronisme du terme par ailleurs galvaudé), parvenant à transcender par son art le crime qu’elle subit jeune femme, sans doute pour mieux y survivre.

Artemisia naît en 1593 à Rome et commence à peindre très jeune, sous l’influence caravagesque de son père Orazio. Mais c’est aussi dans le cadre de son apprentissage qu’elle rencontre l’un de ses plus proches amis peintres, Agostino Tassi, qui la viole à son domicile. Elle a alors 18 ans. Sous la promesse d’un mariage, elle accepte de revoir son agresseur, qui ne tiendra pas sa promesse – ce qui lui aurait pourtant permis d’éviter le procès.

Contre toute attente, à la fois pour l’époque et le milieu social, Orazio intente un procès contre le violeur quelques mois plus tard, lequel choisit de nier les faits. Dans le temps qui suit le verdict, Artemisia est mariée à une autre relation du père, peintre florentin, frère d’un ami qui l’assiste au procès devant le tribunal papal.

Au terme de neuf mois d’un procès exceptionnel, Agostino Tassi est condamné, fin novembre 1612, à l’exil1. En dépit de cette issue qui ne relevait pas de l’évidence – du fait non seulement de la rareté des condamnations des violeurs, mais qui plus est d’un peintre reconnu et protégé puisqu’il travaillait à la cour du pape –, le procès, dont les transcriptions des audiences sont parvenues jusqu’à l’époque contemporaine2, fut une nouvelle épreuve pour la jeune peintre. En plus des examens gynécologiques et des récits à répéter, Artemisia dut en effet se plier aux sibili, un supplice qui aurait pu être fatal à sa carrière de peintre, consistant en le serrage d’une corde autour des doigts, torture alors en usage aux fins de provoquer des aveux ou de s’assurer de l’authenticité de l’accusation. C’est donc sous la torture qu’Artemisia confirma le viol, tandis que Tassi soudoyait de faux témoins.

L’exposition en cours au musée Jacquemart-André vient ranimer un autre type de preuves, artistiques cette fois. En effet, les peintures d’Artemisia viennent témoigner de l’impact du crime qu’elle a subi, tout comme de la violence du procès. Il est ainsi intéressant de savoir qu’au cours de ce dernier elle fit citer, comme attestations, plusieurs de ses tableaux peints entre son viol et le début du procès : Suzanne et les vieillards3 et Judith et sa servante avec la tête d’Holopherne. Ce dernier tableau (faisant partie d’une série sur le même thème) disparut pourtant avant les audiences. On a supposé que l’accusé fit en sorte de le soustraire à la justice, ce qui renforce sa valeur probatoire en quelque sorte, aussi inédit ce procédé soit-il.

Après le procès, Artemisia ne cessera également de donner des indices ou des rappels de cette violence masculine vengée par des femmes puissantes, auxquelles elle donne souvent ses propres traits, que ce soit dans les Madeleine pénitentes ou ses différentes Cléopâtre, ou encore dans ses représentations bibliques (Yaël et Sisera) ou légendaires d’une grande violence tel le viol le plus célèbre de la Rome antique, Tarquin et Lucrèce.

Malgré l’abondance d’œuvres sans lien direct avec le double traumatisme subi qui vient résonner avec la vie assez rocambolesque et très libérée de l’artiste (mère, épouse, amante), qui lui fournit4 d’autres inspirations plus sensuelles (telle sa Vénus endormie), ou consensuelles (liées aux commandes – Clio, muse de l’histoire ; Saint-Jean Baptiste dans le désert ; Minerve – et toute une série de portraits – parmi lesquels Portrait d’une dame tenant un éventail, Portrait d’un chevalier de l’ordre de Saint-Étienne), Artemisia Gentileschi retrouva incontestablement sa dignité de femme par son activité de peintre, dépassant par la maîtrise de son art toutes les figures masculines qui exercèrent sur elle un pouvoir patriarcal ou paternaliste.

Notes de bas de pages

  • 1.
    La peine qui fut initialement prononcée le 27 novembre 1612 laissait au condamné le choix entre cinq années de galère et le bannissement de Rome. Finalement c’est un exil de cinq ans qui fut prononcé, sans pour autant qu’il soit appliqué immédiatement et sans qu’une réparation pécuniaire soit ordonnée. Pour un récit détaillé de la sentence, ainsi que de l’intégralité du procès, v. la biographie romancée d’Alexandra Lapierre, Artemisia. Un duel pour l’immortalité, 1998, Robert Laffont, Pocket.
  • 2.
    Artemisia Gentileschi, Actes d’un procès pour viol, 1984, éd. des femmes-Antoinette Fouque.
  • 3.
    Une première version controversée (signée mais possiblement exécutée avec le père) est antérieure au viol.
  • 4.
    V. le catalogue richement illustré de l’exposition : Artemisia, Héroïne de l’art, Fonds Mercator, Culturespaces, 2025.
Plan