Le Schumann d’Elisabeth Leonskaja
Easonus
La grande dame de l’école russe de piano revient à son cher Schumann. Pour nous offrir une anthologie placée sous le signe de la spiritualité, voire du spiritisme, ce dernier aspect ayant modelé les dernières années créatrices du musicien. Le programme est centré sur les Études symphoniques op. 13. L’histoire de cette œuvre est curieuse puisqu’elle comporte deux versions assez dissemblables. Composée dans les années 1833/35 et alors intitulée XII Études symphoniques pour le piano, elle prendra une forme plus ramassée dans sa seconde édition posthume de 1852, Études en forme de variations. Elisabeth Leonskaja, qui a consulté les avants projets de Schumann, revient au urtext dans les deux cas. Et joue d’abord la version posthume, qu’elle fait suivre, après une courte pause, de l’œuvre originale : d’un côté, une version mature et concise, de l’autre, une sorte de work in progress, dans une démarche à rebours de chronologie, qui va du fini à l’ébauche. Ou comment a vu le jour une idée visionnaire pour une des partitions les plus grandioses du répertoire romantique. C’est que Schumann n’est peut-être jamais allé aussi loin dans une approche spirituelle de la musique. La version finale décline le thème en cinq Variations très concises. L’édition première comporte le thème court, suivi de douze Études plus ou moins volontaristes, empreintes de fantaisie, succession d’humeurs, d’une difficulté pianistique redoutable car on y compte des tempos pour la majeure partie rapides. Autre pièce s’inscrivant dans le contexte du spiritisme, dont Schumann était adepte à la fin de sa vie, Thème et Variations est achevée en 1854, au moment de sa tentative de suicide. Un thème d’une simple mélancolie, qui lui aurait été dicté par des forces supérieures, est décliné en brèves variations s’écoulant souvent sans but apparent. Deux œuvres de jeunesse font contraste. Les Variations sur le nom Abegg op. 1 constituent la première composition du musicien. Ce nom est utilisé comme un cryptogramme musical, le message chiffré par les notes de musique. Il s’agit d’un très court thème de valse animée que suivent 5 variations tour à tour légères ou cantabile, toujours d’une gracieuse inventivité. Papillons op. 2 est basée sur le même schéma d’un thème suivi de 12 variations très brèves, mais de facture toujours différente.
L’univers des sonates offre des modes différents d’écriture. La Sonate N° 1 op. 11 est un autre exemple de l’étrangeté de la pensée de Schumann. L’introduction Adagio du premier mouvement se présente comme le début d’une romance sans paroles. Le rythme balancé caractérise la section Allegro vivace et sa thématique joyeuse, course haletante entrecoupée de passages plus calmes. La courte Aria s’épanche comme un Lied. Le scherzo se déploie déclamatoire et fantasque, le trio I figurant une sorte de saynète et le trio II un intermezzo presque comique par son rythme déhanché. Patchwork thématique, le finale est typiquement schumannien : Florestan et Eusebius se donnent tour à tour la vedette dans un foisonnement défiant toute logique, un monde imaginaire plutôt. Plus concise, la Sonate N° 2 op. 22 n’est pas moins passionnée. Aussi vite que possible, le tumultueux premier mouvement forme une vaste digression qui voit le tempo toujours s’accélérer. L’Andantino provient aussi d’un Lied, doucement expressif. Le scherzo déploie une belle vivacité que le trio tempère légèrement. Et le finale Rondo s’orne du thème de Clara, l’inspiratrice : une passion à peine contenue à travers une écriture extrêmement diversifiée.
Elisabeth Leonskaja offre dans ces pages, que visiblement elle chérit, la quintessence de son art : un jeu architecturé, décidé, et en même temps un art du phrasé d’une extrême fluidité, enfin une expressivité dépourvue de sentimentalisme. On admire la façon de ménager transitions et ruptures improbables que recèle la musique de piano de Schumann. Et toujours l’élégance qui est la marque d’une artiste s’attachant au sens vrai et dont la modestie est légendaire.