Le Stradivarius change de tête

Publié le 09/07/2021

« Je ne suis pas expert et je ne veux point l’être. J’aime les vieilles choses pour le plaisir qu’elles me procurent, sans chercher à m’ériger en pontife de la curiosité », assurait Paul Eudel (1837-1912) dans son ouvrage intitulé : Trucs et truqueurs, au sous-titre évocateur : « altérations, fraudes et contrefaçons dévoilées », dont nous avons retrouvé la dernière édition, celle de 1907. Nous en reprenons la publication, en feuilleton de l’été consacré au faux en tout genre.

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« À la mort du collectionneur Charles Davillier (1823-1883), un don généreux de Madame la baronne Davillier fit entrer le cistre italien (la guiterne, un instrument médiéval à cordes pincées, celui-ci est un véritable bijou de sculpture de la fin du XVIe siècle) au musée du Conservatoire. Il voisine aujourd’hui avec les plus belles pièces de cette collection unique au monde. Mais, ô surprise ! Ce n’est plus la guiterne de la gravure. La table est refaite, le manche s’est allongé, il est tout lisse. La tête et les moulures diffèrent, les chevilles se sont multipliées plus miraculeusement que les petits pains de l’Évangile ! Au lieu de six, il y en a seize maintenant ; de quoi tendre huit paires de cordes, et le catalogue baptise l’instrument du titre pompeux : « d’Orphéoron italien ».

Qu’est-il donc arrivé ? Le Conservatoire a-t-il ses mystères, et quelque restaurateur masqué vient-il sur des ordres secrets, mettre à la torture les infortunés instruments ? Quoi ! Vous me dites qu’un Stradivarius lui-même aurait eu la tête changée ? Entré au musée dans son état originel avec le manche de l’époque et le diapason ancien, on lui en aurait fait enter un nouveau pour le mettre au diapason moderne et pouvoir en jouer à l’occasion ? Je ne puis vous croire. On n’aurait pas osé profaner un instrument destiné à rester sous verre comme une relique. Cruelle énigme ! Troublante ambiguïté !

De telles restaurations, si subtiles qu’elles paraissent, sont pourtant le moindre des dangers que court l’amateur. Malgré toutes les audaces que peut se permettre le luthier, il n’en subsiste pas moins un objet ancien. Malheureusement, beaucoup plus souvent (cela se voit) le collectionneur accroche sur ses murs des pastiches modernes plus ou moins bien faits, et toujours fort habilement présentés. Entendons-nous, il ne peut être question ici de ces parfaites reproductions des œuvres de maîtres, exécutées par Jean-Baptiste Vuillaume qui s’amusait à présenter sur son comptoir le Messie et en parallèle l’heureuse copie qu’il en avait faite. Les plus clairvoyants s’y trompaient. Il n’aurait tenu qu’à lui de duper ses acheteurs avec ses imitations poussées à un tel point de perfection. Artiste honnête, il vendait toujours ses chefs-d’œuvre pour des productions modernes. Il ne peut non plus s’agir des très intéressantes reconstitutions d’instruments disparus ou impossibles à retrouver, comme celles faites par Tolbecque pour le musée instrumental de Bruxelles ou la collection Charles Petit de Paris. Tout au plus, pourrait-on trembler pour nos petits neveux qui collectionneront au XXIe siècle ».

(À suivre)

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