Le talent de Titien, un miracle ?

Publié le 24/07/2023

Georges Lafenestre (1837-1919) était autant poète qu’historien et critique d’art. Conservateur au musée du Louvre, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts, le 6 février 1892, au fauteuil de Jean-Charles Alphand. Lié avec José-Maria de Heredia, il fréquenta Emmanuel des Essarts, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Barrès, Colette, Henry Gauthier-Villars, et Pierre Louÿs. Il a laissé une trentaine d’ouvrages, des recueils de poèmes et des essais critiques, notamment Artistes et amateurs, publié en 1899 par la Société d’Édition Artistique. Nous reprenons cet été la description qu’il fit de Titien et les princes de son temps.

Titien, La Femme au miroir, 1515, Musée du Louvre.

Jean-Pol Grandmont

« L’amitié de Francesco-Maria pour Titien paraît avoir été profonde et payée, en retour, d’un véritable dévouement. Lorsque le généralissime, probablement empoisonné, tomba, en 1538, gravement malade à Venise et voulut retourner à Pesaro, il pria le peintre de l’accompagner, et celui-ci ne le quitta plus pendant les quelques semaines que dura sa douloureuse agonie.

Le dévouement que l’artiste avait montré pour le père lui assura l’affection du fils. Lorsque Guidubaldo II, avec sa femme Giulia Varana, prirent, quelques années après, l’habitude de venir séjourner fréquemment à Venise, on trouve Titien parmi leurs hôtes assidus, à côté des hommes d’État et des hommes de lettres les plus célèbres. Sperone Speroni nous a conservé, dans ses Dialogues, le souvenir des conversations savantes et poétiques qui animaient ce salon de Venise, comme autrefois Baltazar Castiglione avait, dans son Courtisan, répété celles qu’on entendait dans l’ancienne cour d’Urbin. Dans les récits de Castiglione, le grand artiste, c’était Raphaël ; dans ceux de Sperone, c’est Titien. Un soir, une discussion très subtile et très vive s’était élevée entre la signora Tullia, une dame platonicienne, Molza, Niccolo Gratis et Bernardo Tasso, le père de Torquato. Tullia, s’élevant jusqu’aux plus hautes conceptions de la métaphysique, déclara « que le monde entier n’était qu’un portrait de Dieu fait par les mains de la Nature« , elle s’était même laissée aller, dans son enthousiasme, jusqu’à ajouter : « Le portrait fait par le peintre, celui que le vulgaire appelle seul un portrait, est le moins bon de tous, car c’est celui qui nous donne seulement la vie, et de l’homme la couleur de la peau » À ces paroles, Bernardo Tasso se récria vivement : « Ah ! vous injuriez Titien, dont les figures sont telles et ainsi faites qu’il vaut mieux être peint par lui que créé par la Nature.«  Sur quoi, Tullia, ne pouvant rester à court d’hyperboles, s’excusa en ces termes : « Mais Titien n’est pas un peintre, son talent n’est pas de l’art, mais bien un miracle ! Je crois que ses couleurs sont composées de ces herbes merveilleuses qui, goûtées par Glaucus, le changèrent d’homme en Dieu. En vérité, ses portraits ont en eux je ne sais quoi de divin, et, comme le ciel est le paradis de l’âme, il semble que, par ses couleurs, Dieu nous fasse le paradis de nos corps sanctifiés et glorifiés par ses mains.«  » (À suivre)

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