Le Timbre d’argent à l’Opéra comique
Une scène du Timbre d’argent.
Pierre Grobois
Enfin, un coin enfoncé dans une croyance aussi tenace que fausse : Camille Saint-Saëns n’est pas, au théâtre, que l’auteur de Samson et Dalila ! Dès sa jeunesse, ne s’est-il pas attelé à un « opéra fantastique », Le Timbre d’argent, après qu’il se soit vu refuser le Prix de Rome ? Certes, l’œuvre va connaître un bien curieux destin puisque remaniée de nombreuses fois depuis sa création en 1877 à Paris jusqu’à sa reprise à la Monnaie de Bruxelles en 1914. Depuis lors, aucun spectacle, aucun disque. Pas une raison pour laisser l’endormie plus longtemps encore ignorée. Car c’est bien là un exemple topique de l’opéra du XIXe siècle, qui multiplie sans vergogne styles et formes au risque de faire grincer des dents les puristes impénitents ! L’Opéra comique, en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane dans le cadre de son festival parisien annuel, vient de la monter. Le sujet a de quoi surprendre : l’histoire hoffmannienne d’un peintre, Conrad, amoureux de son modèle, une ballerine, Fiammetta, ce personnage principal qui ne chante pas… Une pièce dont le centre d’intérêt est un objet, une sonnette, de celles qui ornaient les comptoirs des hôtels. Ce « Timbre d’argent » procure des monceaux d’or à qui l’actionne, mais provoque également la mort subite d’une personne proche… Un mauvais génie, Spiridion, lointain cousin de Méphisto, tire les ficelles de cette étrange affaire qui tient du pacte faustien. Mais, en fait, il ne se sera agi que d’un rêve cauchemardesque et notre peintre retrouvera le vrai sens de la vie et pourra épouser celle qui l’aime, Hélène.
Pour ce sujet atypique, Camille Saint-Saëns a commis une œuvre qui l’est tout autant, pourvue d’une musique extrêmement mobile, qui s’orne de clins d’œil à bien de ses confrères. Selon la belle formule de François-Xavier Roth, c’est « une musique des goûts réunis ». L’orchestre en est le personnage principal dans sa fonction de narrateur. Il est fort coloré, à l’image de l’ouverture qui, débutée allègre, se teinte d’accents plus sombres, voire menaçants, pour terminer par là où tout avait commencé. Lyrique ou éclatante, théâtrale ou intime, la manière ne cesse d’étonner et charme par son constant renouvellement. François-Xavier Roth, qui aime cet idiome, tire de ses complices des Siècles des sonorités envoûtantes : fondu des cordes, magistrale courbe des bois, fièvre des percussions…
Pour sa première mise en scène d’opéra, Guillaume Vincent réussit ce tour de force de s’approprier une trame qui se réclame à la fois du spectaculaire et du fantastique, demande l’intime et l’espace, et ne fait pas mystère de flatter la convention. Il l’assume à fond, ne cherchant pas quelque prétexte à transposition ou autre relecture. Il imagine une scénographie très mobile, multiplie les changements à vue, manie avec dextérité la scène de genre, s’affranchit des contraintes, d’autant plus facilement que l’œuvre dépasse elle-même les codes du genre opératique : mélange de chant et de danse, surgissement d’un brin de magie, effets spéciaux. Il use aussi bien du rideau de scène que de la vidéo pour démultiplier l’espace : scène forestière, envahissement subaquatique – que Saint-Saëns introduit à l’opéra avant L’Or du Rhin ! Il créé le mouvement et ose ce qui ailleurs serait proche du poncif : déploiement des chœurs côté public ou cette constellation scintillante qui s’empare de toute la salle en un tournoiement enivrant…
La distribution est parfaitement achalandée. Dans le rôle de Conrad, exemple du ténor romantique avec son lot d’héroïsme et d’intense lyrisme, Edgaras Montvidas offre un parcours sans faute, d’autant plus méritoire que tout est ici exigeant : endurance, crédibilité, passion réfrénée. Dans celui d’Hélène, la pauvre aimante délaissée pour une danseuse, Hélène Guilmette offre un chant immaculé et une présence sereine. Leur duo au IIIe acte, remarquablement traité dans sa simplicité, est pur bonheur. La palme de l’abattage vocal revient à Tassis Christoyannis qui possède à la fois la verve du baryton héroïque et le naturel diabolique du protéiforme Spiridion. On citera encore les personnages de Bénédict et de Rosa, contrepoints sympathiques d’une histoire sulfureuse, joliment campés par le ténor lyrique Yu Shao et la délicieuse soprano Jodie Devos. Le magnétisme émanant de la danseuse Raphaëlle Delaunay fait juste regretter que le rôle de l’énigmatique Fiammetta soit muet. Quant aux chœurs Accentus, ils n’ont rien à envier à un ensemble pratiquant habituellement le répertoire. Au final, une belle réussite, à la hauteur de la hardiesse du pari engagé.