Le voyage au bout de la nuit
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Il y a des contestataires, des protestataires… Ils s’expriment chaque samedi en France depuis quelques semaines. Ils critiquent, revendiquent, réclament des choses précises, concrètes, immédiates, dans le langage du vécu. Et il y a les « imprécateurs », emportés par une fureur verbale, qui poursuivent de manière obsessionnelle des chimères, voire des mythes, lançant des anathèmes contre les individus, les sociétés, les idées… Ils ont l’art du verbe et l’excès est leur mode d’expression. Leur but n’est pas de convaincre mais de provoquer. Ils n’envoient pas de messages, ne cherchent pas l’adhésion mais seulement la liberté de s’exprimer. Quand ils sont talentueux, et au-delà, quel bien-être de les entendre !
Deux grands imprécateurs s’expriment actuellement sur les scènes parisiennes : Louis Ferdinand Céline et Thomas Bernhard. Le premier évoquait les sociétés de l’entre-deux-guerres, l’autre celles de l’après-guerre, et plus précisément son pays, l’Autriche. Le qualificatif de « râleur gradiose » appliqué au premier convient parfaitement au second…
Voyage au bout de la nuit, paru en 1932, le chef d’œuvre, avec Mort à crédit deux ans plus tard, de Louis-Ferdinand Céline, en a fait, dit-on, le plus grand créateur de langage du XXe siècle avec Marcel Proust. Rares sont les audacieux osant le transposer sur une scène de théâtre, et non aboutis ont toujours été les projets de le transposer au cinéma…
Franck Desmedt, Molière 2018 du comédien dans un second rôle pour Adieu Monsieur Haffmann, a osé et sa représentation, cet automne, au théâtre de la Huchette dont il assure avec succès la direction, a été reprise au Lucernaire. Difficile d’adapter cette épopée gigantesque qui commence par l’engagement du rusé Bardamu piégé par l’enthousiasme de cette jeunesse qui, « la fleur au fusil », part allégrement sur le front vers la « der des ders » et qui se termine dans le dispensaire de banlieue, souvenir de Louis-Ferdinand Destouches, médecin des pauvres.
On écoutera, avec émotion, la plus virulente condamnation de la guerre et des responsabilités politiques jamais lancée. On retrouvera Bardamu en « Bambola-Bragamance », décrivant les méfaits du colonialisme avec sa raillerie cocasse, comme le fit André Gide à la même époque, mais de manière plus conventionnelle dans son Voyage au Congo. On le retrouvera à New York, la « ville debout », on le suivra dans sa dénonciation de la cruauté et de la bêtise humaine et on comprendra toute la tendresse de cet écorché vif lorsqu’il décrit Molly la prostituée délicate (une qualité qu’il affectionnait) et l’enfant qu’il n’a pu sauver de la mort…
L’interprétation de Franck Desmedt ainsi que sa mise en scène ont choisi d’éviter la grandiloquence ostentatoire à laquelle l’éclat flamboyant du style peut pousser. « Descente dans l’âme » selon son projet, il incarne sensiblement l’antihéros révolté, au caractère bien trempé, rusé et habile. Cherchant à faire revivre « Bardamu-Céline » en sa personnalité faite de complexité et contrastes, son interprétation, toute en finesse, est d’autant plus juste qu’il va jusqu’à emprunter la voix si caractéristique de l’auteur dans la dernière partie de la pièce, laissant entendre que, derrière la fiction, c’était bien de sa propre vie, des injustices et des malheurs qu’il avait cotoyés que Destouches tirait son inspiration.