Les épées tripatouillées

Publié le 21/07/2023

« Je ne suis pas expert et je ne veux point l’être. J’aime les vieilles choses pour le plaisir qu’elles me procurent, sans chercher à m’ériger en pontife de la curiosité », assurait Paul Eudel (1837-1912) dans son ouvrage intitulé : Truc et truqueurs au sous-titre évocateur : « altérations, fraudes et contrefaçons dévoilées », dont nous avons retrouvé la dernière édition, celle de 1907. Nous reprenons sa publication, consacrée au faux en tout genre, en feuilleton de l’été.

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Un amateur a acquis un armet. Le spécialiste lui fait voir les irrégularités de la pièce : ciselures à l’acide, rouille fabriquée, épaisseur égale et poinçons confondus. Et pourtant, bien que moderne, la pièce reste fort remarquable.

« Les armures n’ont pas seules le fâcheux privilège d’exercer la verve des faussaires. Ces messieurs de la contrefaçon, comme Guzman, ne connaissent plus d’obstacles. Dans le monde où l’on truque, on fait arme de tout, c’est le cas de le dire. Aimez-vous les cottes de mailles ? D’interlopes ar­quebusiers en font venir à la grosse du Caucase, où les montagnards continuent à les porter pour garder leurs troupeaux. Les mailles sont grosses, très larges. Vous jureriez une cotte du XVe siècle. Cherchez-vous des petits modèles de couleuvrines ou de mortiers ? On vous en fond sur d’anciens mo­dèles, avec une patine admirable. Jadis, à l’ancien hôtel de ville de Niort, les conservateurs du musée en exposèrent un échantillon qui sortait tout simplement de l’arrière-boutique d’un armurier du cru.

Préférez-vous les arquebuses, les arbalètes ? D’ha­biles mystificateurs incrustent d’ivoire des vieux bois sans valeur, à votre intention. Les drapeaux, les gui­dons ? On en découpe dans de vieilles soies. Les cos­tumes du XVIe siècle ? On en confectionne à Rome de toutes pièces, avec des tissus anciens, bourrés d’étoupe comme il sied dans les rondes bosses, et cousus avec des fils tirés sur des tapisseries de l’époque. Tout est fraudé, vous dis-je, et les poignards espa­gnols, malgré les mots Recuerdo (souvenir) et To­ledo (Tolède), gravés sur la lame, sont tout simple­ment auvergnats. C’est à Thiers, le centre de la cou­tellerie française, qu’avait été fabriqué le poignard de Casério, sous les coups duquel tomba l’infortuné pré­sident Carnot.

Disons-le hardiment. De toutes les armes anciennes, les plus exposées aux tripatouillages, ce sont les épées. Ces belles armes, ciselées artistement, d’une polissure admirable et d’un travail recherché, que citait en exemple La Bruyère, sont devenues un objet de trafic interlope. Que de lames, dans les collections célèbres, passent pour avoir frappé d’estoc et de taille dans des mêlées historiques, qui n’ont jamais ferraillé que dans les drames de Paul Féval ou d’Alexandre Dumas ! Que d’estocs, de glaives, de dagues de pa­rements, sont attribués à d’illustres capitaines, qui n’ont jamais été portés que par les Lagardère, les d’Artagnan ou les figurants de la Porte Saint-Martin ! (À suivre)

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