Les goûts casaniers de Titien

Publié le 02/08/2024

Georges Lafenestre (1837-1919) était autant poète qu’historien et critique d’art. Conservateur au musée du Louvre, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts, le 6 février 1892, au fauteuil de Jean Alphand. Lié avec José-Maria de Heredia, il fréquenta des Essarts, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Barrès, Colette, Henry Gauthier-Villars et Pierre Louÿs. Il a laissé une trentaine d’ouvrages, des recueils de poèmes et des essais critiques, notamment Artistes et amateurs, publié en 1899 par la Société d’Édition Artistique. Nous poursuivons cet été la description qu’il en fit de Titien et les princes de son temps.

« Le Titien, comme l’Arétin, reçoit des avances de la France. C’est là que se donnaient rendez-vous, comme sur un marché, les agents secrets de toutes les puissances, grandes ou petites, qui, dans cet interminable conflit, avaient intérêt à prendre une position avantageuse. Les Vénitiens de toute classe, en bons commerçants, souriaient à tout ce monde, tirant leur profit de droite et de gauche. Tandis que l’Arétin se faisait acheter à la fois par l’empereur, le pape, la France, les Médicis et les Farnèse, sans se livrer à personne, Titien ouvrait son atelier à tous les partis, y recevait fréquemment les visites du cardinal de Lorraine et commençait d’après une médaille, en s’aidant de renseignements verbaux, l’admirable Portrait de François Ier, que nous possédons au Louvre. Des tentatives furent-elles faites auprès de lui pour qu’il vînt en France ? C’est assez probable, mais il n’est pas surprenant qu’elles aient échoué pour qui connaît ses goûts casaniers. Charles-Quint lui-même ne put jamais le décider à l’accompagner en Espagne ; à plus forte raison le trouva-t-il absolument rebelle à la proposition qu’il lui fit, en 1535, de l’emmener dans son expédition de Tunis.

L’amitié de l’empereur n’était point d’ailleurs refroidie par ces refus. À chacune de ses descentes en Italie, il revoit Titien et lui témoigne son admiration par des faveurs nouvelles. À Asti, en 1536, il est sur les douanes de Naples. En 1541, à Milan, il lui donne une autre rente de 100 ducats sur le trésor de cette ville. Il est vrai que ces deux pensions devaient, durant toute sa vie, donner au vieil artiste autant de tracas que de profits ; car, dès que Charles-Quint était retourné en Espagne, tous ses agents s’empressaient d’oublier ses ordres. On ne sait vraiment ce qu’on doit admirer le plus ou de la désinvolture avec laquelle un souverain qui se croyait absolu disposait des deniers publics en Italie, ou de la persistance avec laquelle ses fonctionnaires échappaient de loin à son pouvoir, n’en faisant jamais qu’à leur tête et à leur profit. Le nombre de tableaux que Titien donna, pour se les gagner, à tous les gouverneurs, trésoriers, conseillers, procureurs de Naples ou de Milan, afin de rentrer dans ses fonds, le plus souvent sans résultat, est vraiment extraordinaire. » (À suivre)

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