Les Justes de Camus adapté par Abd Al Malik : une « tragédie musicale » sur la conciliation entre liberté et justice

Publié le 16/10/2019

L’adaptation de la pièce Les Justes d’Albert Camus en « tragédie musicale », par Abd Al Malik rend hommage à celui qui se définissait avant tout comme un « artiste ». L’objectif méritoire de rendre le texte accessible au plus grand nombre – notamment aux nouvelles générations – lui fait perdre de sa solennité mais en conserve l’essentiel : une réflexion sur la conciliation nécessaire entre la liberté et la justice.

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Le Théâtre du Châtelet, en coproduction avec le Théâtre de la Ville, accueille pour son début de saison la pièce Les Justes d’Albert Camus, initialement créée le 15 décembre 1949 au Théâtre Hébertot et mise en scène par Paul Œttly, dans l’adaptation du rappeur Abd Al Malik qui a souhaité en faire une « tragédie musicale ».

Il ne s’agit donc délibérément ni de théâtre, ni de comédie musicale, mais d’une création hybride qui, si elle ne semble pas d’emblée être plus musicale que tragique, comporte de belles idées et rend en tout état de cause hommage à l’écrivain français qui se voyait davantage comme un « artiste », c’est-à-dire comme un « avocat perpétuel de la créature vivante parce qu’elle est vivante »1.

Il ne s’agit pas, de la part du rappeur français, d’une mise en scène de circonstance, car Camus est une référence importante pour l’auteur-compositeur qui a déjà créé et mis en scène un spectacle inspiré de la première œuvre de Camus, L’envers et l’Endroit, qu’il a prolongé par un livre2.

Pour cette nouvelle création, Abd Al Malik a gardé tout le texte de Camus, et a procédé à de nombreux ajouts : un prologue et un épilogue slamés par le gardien de prison – joué par Frédéric Chau pour lequel il s’agit d’une première prestation théâtrale réussie – qui n’a qu’un rôle extrêmement secondaire dans le texte de Camus ; des phrases courtes déclamées entre chacun des cinq actes par un chœur – composé de jeunes comédiens amateurs3 – ; des textes en yiddish chantés par une femme énigmatique censée représenter l’âme russe et interrompant – en les « gelant » visuellement – différentes scènes. À l’exception de cette dernière novation qui n’apporte rien d’évident, la présence du chœur est une excellente idée tant scénique que dramaturgique. Les jeunes comédiens sont touchants d’énergie et de lyrisme et même si les textes faisant référence à l’actualité ne sont pas à la hauteur des reprises de phrases-clés du texte de Camus, leurs déclamations poétiques donnent une énergie tout à fait pertinente dans le parallélisme qu’ils créent avec les jeunes révolutionnaires de Camus.

De manière générale, la scénographie est séduisante, les costumes sobres dans un esprit d’époque – début XXe à Moscou – s’accordent bien avec les décors d’Amélie Kiritzé-Topor qui a employé un processus, toujours très efficace visuellement et régulièrement utilisé dans le spectacle vivant, d’un bâtiment en coupe permettant à la fois de voir se dérouler plusieurs scènes en même temps – tout en recourant aussi à la technique de téichoscopie pour la scène de l’attentat raté – et de créer différentes ambiances à chaque étage.

Était évidemment attendue la contribution sonore et musicale, assurée non par le metteur en scène mais par son complice Bilal et la chanteuse de hip-hop Wallen. C’est malheureusement le point le plus faible de ce spectacle qui impose tout le long des 2h20 de représentation des compositions – joué par des musiciens dans la fosse – finalement assez banales et dont l’omniprésence lancinante lasse le spectateur qui ne peut ni toujours se concentrer sur le texte, ni apprécier le jeu des comédiens, conduits souvent à surjouer pour franchir le volume élevé, en dépit de la sonorisation des voix. Alors que dans cette distribution de qualité et volontairement représentative de la diversité – à l’image d’autres spectacles de ce début de saison en région parisienne4 –, aucun comédien ne démérite, toute finesse de jeu est néanmoins rendue impossible, y compris pour le formidable Marc Zinga – époustouflant ces dernières années dans plusieurs mises en scène de Christian Schiaretti de pièces de Césaire, comme la Tragédie du Roi Christophe – qui incarne le rôle central d’Ivan Kaliayev.

En dépit de cette réserve, qui créé certes une grande frustration, l’adaptation des Justes permet de conserver les interrogations essentielles de Camus, qui avait rédigé cette pièce très rapidement5 en réponse aux Mains Sales – mais commencé avant la parution sartrienne –, et qui va souligner leurs visions irréconciliables sur le bien-fondé de la terreur, sur les limites morales ou éthiques de la violence révolutionnaire, sur la responsabilité à l’égard des victimes innocentes du terrorisme, sur le basculement de la « juste révolte »6 aux doctrines révolutionnaires et de la révolution au despotisme, sur la justification du crime au nom de la raison d’État…

La base historique de départ de cette tragédie est bien connue. Camus s’est inspiré d’un attentat à la bombe préparé par un groupe de jeunes révolutionnaires socialistes russes contre l’oncle du Tsar, le grand-duc Serge, en février 1905 à Moscou.

La pièce décrypte un processus psychologique et les déchirements des différents membres du groupe tiraillés, pour certains, entre les moyens et la fin de la révolution face aux exigences morales7 qui ne sont pas les mêmes pour chacun. Tandis que dans l’acte II Kaliayev échoue une première fois à lancer la bombe en raison de la présence d’enfants et de l’épouse du grand duc dans la calèche (« Tuer des enfants est contraire à l’honneur »), Stepan s’insurge (« Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera »), seul à considérer que tout est permis (à la différence par exemple d’Annenkov : « Des centaines de nos frères sont morts pour qu’on sache que tout n’est pas permis »).

Si Les Justes est une réponse circonstancielle à Sartre, c’est aussi un des nombreux témoignages de la capacité d’indignation de Camus qui traverse toute son œuvre littéraire, journalistique et dramaturgique, qui dénonce tant le totalitarisme que le terrorisme dans toutes ses formes, car aboutissant toujours à mettre « tous les instruments du pouvoir dans les mêmes mains implacables »8. La justice – terme employé près d’une vingtaine de fois dans Les Justes et celui d’injustice quasiment autant – est, dans l’utilisation qu’en fait Camus, une notion polysémique, mais traitée plus philosophiquement – quoi qu’en dise le clan sartrien et Francis Jeanson en particulier9 lors du prolongement opéré dans L’Homme révolté – que juridiquement. Néanmoins, la pensée critique de Camus sur les théocraties totalitaires du XXe siècle et le terrorisme d’État ont pu nourrir la réflexion des juristes sur la conciliation entre l’ordre et le désordre – bien mise en valeur par le slam du prologue et de l’épilogue d’Abd Al Malik – entre réalisme et éthique, individualisme et socialisme et in fine entre liberté et justice10.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Conférence du 14 septembre 1957 à l’Université d’Upsal, Œuvres complètes, Pléiade, vol. 4, Gallimard, p. 261.
  • 2.
    Le spectacle « L’Art & la Révolte » a été créé au Grand Théâtre d’Aix en 2013 ; le livre (Camus, l’art de la révolte) est publié chez Fayard en 2016.
  • 3.
    La participation de ce chœur a fait l’objet d’un projet global à portée éducative faisant participer les jeunes de Seine-Saint-Denis sélectionnés à des débats avec des étudiants de Sciences Po.
  • 4.
    V. Othello mis en scène par Arnaud Churin au théâtre de la Ville et Les Indes galantes mis en scène par Clément Cogitore à l’opéra Bastille. Ces démarches volontaristes commencent à répondre à des revendications anciennes. V. par exemple les intéressants témoignages d’artistes in Décolonisons les arts !, 2018, L’Arche. Il faut noter aussi un rôle d’homme donné à une femme – Karifja Touré joue Alexis Voinov.
  • 5.
    Introduction critique de Roger Quilliot in Théâtre, récits, nouvelles, 1962, Pléiade, Gallimard, p. XXIV.
  • 6.
    V. les analyses très fines de Salas D., Albert Camus, La juste révolte, 2002, Le Bien commun, Michalon. V. aussi « Justice » in Guérin J. (dir.), Dictionnaire Albert Camus, 2009, R. Laffont, p. 461.
  • 7.
    Saulnier-Cassia E., « Albert Camus – Le centenaire d’un artiste épris de justice et de liberté(s) », LPA 7 nov. 2013, p. 15.
  • 8.
    Camus A., « Terrorisme et répression », L’Express 9 juill. 1955, Œuvres Complètes, vol. 3, p. 1026.
  • 9.
    Sa critique dans Les temps modernes achève la rupture.
  • 10.
    Sur cette difficile conciliation, v. aussi : Actuelles, Écrits politiques, 1997, Gallimard, Folio Essais, p. 39-41.
LPA 16 Oct. 2019, n° 148w3, p.14

Référence : LPA 16 Oct. 2019, n° 148w3, p.14

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