Les mémoires d’un bibliophile (XVII)

Lettre VI : Les littératures étrangères (I)
Publié le 13/07/2016

Jean-Baptiste Tenant de Latour (1779-1862) est qualifié, dans les dictionnaires, de bibliographe français. Il avait été nommé bibliothécaire du roi Louis-Philippe Ier, au palais de Compiègne, en 1846. Une charge qui était justifiée grâce à ses connaissances bibliographiques. La somme de ses connaissances a été réunie dans ses Mémoires d’un bibliophile (Paris, E. Dentu, 1861, in-12). Cet ouvrage se présente sous forme de lettres à une femme bibliophile (la comtesse de Ranc… [Le Masson de Rancé]), et se compose de nombreuses réflexions sur la bibliophilie, les écrivains et le monde des lettres. Nous avons choisi, depuis l’été 2014, de publier ces « Mémoires ». Nous les reprenons avec la « Lettre VI » consacrée aux littératures étrangères.BGF

« Madame, (…) des différentes langues étrangères que je connais, je n’en ai appris aucune dans le pays même, mais seulement par des maîtres, moyen nécessairement imparfait, quand il est seul, d’apprendre une langue vivante. Il en est même que j’ai apprises un peu tard, et celles-là je les sais plus imparfaitement encore, car ce n’est pas trop de toute la puissance d’une jeune mémoire pour seconder, en pareil cas, le travail si insuffisant du cabinet. Cela établi, je dirai donc : si le style seul possède la faculté de rendre au vif toutes les pensées grandes ou émouvantes, tout l’être moral, en quelque sorte, de celui qui écrit, comment se fait-il qu’en admirant de toutes les forces de mon intelligence et de mon âme les œuvres des hommes de génie, des écrivains éminents qui ont illustré notre belle langue, qu’en sentant aussi vivement qu’il est possible de le faire tout ce qu’offrent de force ou de charme, de grâce ou de poésie, même parfois nos auteurs de second ordre ; comment se fait-il, dis-je, que ma prédilection particulière pour quelques poètes (car les poètes seuls inspirent de pareilles sympathies), (…) porte, après Virgile, sur des poètes anglais ou italiens ? Assurément, il n’y a aucune comparaison à faire entre la manière dont je puis sentir les beautés de style de l’auteur que j’ai lu et admiré presque en naissant, et le degré auquel il m’est permis d’apprécier celles de l’auteur que je suis quelquefois obligé de lire ayant un dictionnaire à portée de ma main : cependant, combien cette préférence est, à quelques égards, profondément marquée ! Décide cela qui pourra. Je me borne à constater un fait que chacun, suivant sa pensée ou ses impressions, expliquera comme il croira devoir le faire, et je passe à la revue dont je vous ai dit que je ferais suivre celle de mes livres latins.

Et débutant précisément, Madame, par un des principaux objets de ce genre d’affection, en remarquant qu’il ne s’agit pas même d’un auteur du premier ordre, je vous dirai que j’ai (…) beaucoup lu dans ma jeunesse les Nuits de Young et les Méditations d’Hervey ; passant, avec le temps, des traductions à l’original, j’ai admiré ces deux auteurs dans leur propre langue sans chercher à me rendre compte de leurs défauts ; je me suis, plus tard, un peu refroidi pour eux, et il n’est pas impossible que le sujet habituel de leurs écrits, qui n’avait rien de repoussant par lui-même pour un très jeune admirateur, ait exercé un peu moins de séduction sur celui qui commençait à dépasser l’âge où ce lugubre sujet nous semble encore si éloigné de nous ».

(À suivre)

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