Les Témoins : l’anéantissement de la démocratie par un gouvernement d’extrême droite

Publié le 01/10/2019

Le dramaturge et metteur en scène Yann Reuzeau offre avec sa nouvelle pièce Les Témoins à la Manufacture des Abbesses une suite à Chute d’une Nation, et propose ainsi un scénario de ce que pourraient être les premières mesures législatives d’un gouvernement d’extrême droite, essentiellement concentrées sur un anéantissement de la liberté de la presse, dans un contexte de conflits d’intérêts et de délits d’initiés, qui aboutit à l’anéantissement de la démocratie.

Les Témoins est le nom d’un journal dont la réputation s’est bâtie sur l’intégrité, l’analyse neutre des faits, le refus à la fois d’être un journal d’opinion ou une plate-forme d’informations complaisante. La pièce débute dans la salle de rédaction, lieu central et principal de l’action durant les 2 heures de représentation, où les luttes et enjeux de pouvoir offrent des parallèles avec la situation politique nationale. Le spectateur qui a assisté ou lu la pièce Chute d’une Nation – créée initialement en 2011 et reprise à la Cartoucherie de Vincennes en 2017 –, qui contait le parcours électoral d’un député catholique de gauche lancé dans la campagne présidentielle, a enfin une réponse au suspens dans lequel il avait été laissé. C’est le candidat d’extrême droite, Mérendien, présenté comme un « nazi » ou un « fasciste » dans Chute d’une Nation, qui a gagné l’élection. L’information s’affiche – « L’extrême droite au pouvoir » – sur l’écran en fond de scène, qui projette tout au long de la représentation les dépêches et révélations mises en ligne sur le site du journal.

Bien qu’il ne soit pas nécessaire d’avoir vu Chute d’une Nation pour comprendre et apprécier Les Témoins, ces pièces forment un tout qui est par ailleurs logique et cohérent avec les autres pièces de l’auteur. Yann Reuzeau se distingue en effet par une écriture très précise, faite plus particulièrement de dialogues extrêmement ciselés qui créent des confrontations à la fois collectives et bilatérales puissantes et saisissantes – comme dans Mécanique instable en 2014 ou dans Criminel, pièce créée en 2017 et reprise cet été à Avignon1. L’équipe de comédiens, que l’on retrouve presque à l’identique de spectacle en spectacle, est excellente, même si on peut les trouver parfois un peu répétitifs dans la manière d’aborder leurs différents rôles, les conduisant à des passages un peu trop souvent hystérisés. Il faut dire que les situations choisies par Yann Reuzeau y incitent, l’auteur privilégiant les sujets politiques et sociétaux et faisant ainsi du « théâtre politique » au sens où l’entend Olivier Neveux2.

La pièce Les Témoins débute après l’élection présidentielle et se déroule sur une période non définie, mais qui laisse le temps aux élections législatives de se tenir et aux premières mesures législatives et constitutionnelles d’être adoptées ou programmées. En contraste avec les auteurs de la bande dessinée La Présidente avertissant leurs lecteurs de manière catastrophiste, mais non moins talentueuse, dans chacun de leurs tomes3, des risques pour la démocratie de l’élection d’un candidat d’extrême droite, le propos de Yann Reuzeau est plus subtil tout en irriguant sa pièce, via la question de la liberté de la presse, de l’utilisation de cette même notion de démocratie. Elle est citée une première fois par Romain, le journaliste le plus engagé de la rédaction qui arrive blessé au début de la première scène après une garde à vue consécutive à une rixe à l’occasion du discours du nouveau président de la République, et oppose la démocratie au nouveau pouvoir qu’il assimile à une dictature, pour inciter ses confrères à « choisir leur camp ». Les deuxième et troisième occurrences insistent sur la présence incontournable dans une démocratie des contre-pouvoirs et en particulier celui du journalisme qui, s’il est empêché d’exercer, aboutit à « annuler la démocratie ». La dernière mention est opérée par le policier – qui avait relâché Romain – et qui fomente un coup d’État acceptant de « violer la démocratie dans l’espoir de la sauver ».

Manufacture des Abbesses

Pour élaborer ce que pourraient être les priorités d’un gouvernement d’extrême droite, Yann Reuzeau prête à son leader un slogan selon lequel : « la constitution, ça se change », adapté ensuite par les journalistes en « la loi ça se change » afin de montrer la facilité, dans un régime issu d’élections présidentielles et législatives régulières, de mettre en œuvre un projet le faisant basculer de fait dans un système autoritaire.

Le dramaturge n’a pas eu à se concentrer sur les programmes réels de candidats français et européens d’extrême droite pour rendre ses propos réalistes et inquiétants ; il a pu aussi s’inspirer de ceux de formations politiques classiques, même si toutes les propositions n’ont pas été jusqu’à leur terme.

Ainsi, il est question de « déchéance de nationalité », peine qui avait été envisagée pour les auteurs d’actes terroristes dans la révision constitutionnelle voulue par François Hollande et qui, est pensée dans Les Témoins, dans un contexte similaire, consistant notamment en des arrestations arbitraires justifiées par « la crise migratoire, le désastre européen, le terrorisme, (…) les émeutes », et est prolongée par la création d’une « carte générationnelle » afin, notamment, de supprimer les binationalités et nier l’asile politique.

Il est question aussi de « moralisation de la vie publique », ce qui ne peut manquer de faire penser à la proposition initiale de François Bayrou qui en avait fait une condition de son soutien à l’actuel président de la République, et qui s’est concrétisée par l’adoption de deux lois – organique et ordinaire – pour la confiance dans la vie politique du 15 septembre 2017, beaucoup moins ambitieuses que les projets initiaux. Dans Les Témoins, il ne s’agit pas d’empêcher les conflits d’intérêts, puisque précisément le président en favorise un avec la nomination au ministère de l’Économie d’un directeur de laboratoire pharmaceutique, coupable d’espionnage industriel et de délit d’initié.

D’autres références raisonnent avec l’actualité. Il en est ainsi de la mention de l’expression « ennemi du peuple » qui, si elle a été utilisée à de nombreuses reprises au cours de l’Histoire et notamment sous la Révolution française, a récemment été détournée par des tabloïds anglais dénonçant le pro-européanisme des juges de la Cour suprême après la décision Miller de 2016, donnant au Parlement le droit de se prononcer sur le déclenchement de la période de négociation du Brexit. Yann Reuzeau ne pouvait alors pas savoir quand il écrivait sa pièce, que le Parlement britannique se transformerait peu à peu en organe d’obstruction face à un Premier ministre voulant le réduire au silence. La réplique d’un conseiller du président devient alors encore plus savoureuse transposée dans la procédure française : « S’il perd les législatives, il gouvernera en 49-3 sur toutes les lois en disant que le Parlement fait obstruction au peuple » ! L’expression est aussi un clin d’œil à la célèbre pièce éponyme d’Ibsen, peignant le portrait de celui qui pourrait être aujourd’hui qualifié de lanceur d’alerte – sur un risque écologique4 et sanitaire –, mais qui, seul contre tous, finit par souhaiter « que l’on extermine ce peuple »5

Ce n’est pas le peuple qui est exterminé dans Les Témoins, mais la liberté de la presse en général et le journal Les Témoins en particulier, du fait de l’adoption d’un projet de loi (dit Pawlok) mettant fin à la protection des sources, cette « pièce angulaire de la liberté de la presse »6 – renforcée en France depuis 2010 et en 2016 –, aux subventions, à l’existence du CSA, c’est-à-dire à tout ce qui fonde les libertés d’informer, d’opinion et d’expression, l’indépendance des médias, dont il ne reste plus grand-chose à l’image du décor sur le plateau de la Manufacture des Abbesses qui se fend, se rompt et finit par s’écrouler…

Notes de bas de pages

  • 1.
    Criminel est publié comme la plupart des textes de Reuzeau Y. chez Actes Sud-Papiers. Écouter : https://radio.amicus-curiae.net/podcast/les-in-et-les-off-de-droit-en-scene-vendredi-19-juillet/.
  • 2.
    Neveux O., Contre le théâtre politique, 2019, La Fabrique éditions.
  • 3.
    Durpaire F., Miller L., Boudjellal F., La Présidente (« Maintenant vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas… »), t. 1, 2015 ; Totalitaire (« Il est encore temps d’éviter le pire »), t. 2, 2016 ; et La vague (« Et si le cauchemar devenait réalité »), t. 3, 2017, éd. Les Arènes BD – Demopolis.
  • 4.
    Cette dimension est également présente dans Les Témoins à travers la volonté étatique d’« indépendance énergétique totale » et les actions de terrorisme écologique auxquelles se prête l’un des journalistes.
  • 5.
    Saulnier-Cassia E., « « Un ennemi du peuple » qui pense un temps « avoir le droit » pour lui », Du droit dans les arts, Petites affiches du 4 juin 2019.
  • 6.
    Selon la Cour européenne des droits de l’Homme dans son célèbre arrêt Goodwin du 27 mars 1996.
LPA 01 Oct. 2019, n° 148p8, p.15

Référence : LPA 01 Oct. 2019, n° 148p8, p.15

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