L’histoire d’une Reine
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Quel sentiment que de sentir sur sa peau l’air, le vent, la pluie, la chaleur coller à ses vêtements quand on est libre de voyager, circuler, rouler, au guidon d’une mobylette…
C’est toute une jeunesse, un état d’esprit, une certaine vision de la liberté que nous offre ce petit engin à moteur quand on a 16 ans voire plus ! Ce sont de nouveaux univers à explorer, une multitude de possibilités qui s’ouvre quand on enfourche une moto et que les cylindres vrombissent…
Cette liberté, Reine va la goûter, la savourer alors qu’elle a déjà 35 ans, trois enfants et un ex-mari. Elle n’a plus de boulot, elle est même en fin de droits, les services sociaux sont après elle et d’ailleurs elle est au bout du rouleau en cette fin de nuit… Il y a comme cela des nuits indicibles. Elle a un joli nom pour décrire cet état, elle est toute “débobinée”. La métaphore est éloquente et décrit bien cet état où on est un peu à côté de la plaque pas complétement soi ni complètement une autre !
Ce mot n’a pas été trouvé au hasard par cette couturière hors pair, et pourtant Reine n’aime pas trop les mots, ils lui sont difficiles, comme la lecture d’ailleurs…
Il était une fois
C’est un conte de fées à l’envers que nous raconte Jean-Luc Seigle dans son dernier livre : Femme à la mobylette.
Un faux conte de fées car les fées ne se sont pas vraiment penchées sur le berceau de Reine à la naissance. Sa mère meurt quelques jours après son premier cri d’une overdose ; sans père, elle est recueillie par sa communiste de grand-mère, Edmonde, à qui elle vouera un culte ne souffrant aucune critique…
Difficile au premier abord d’aimer ce personnage de Reine, spectatrice de sa vie, son chômage touche à sa fin, et comme un malheur n’arrive jamais seul, elle a laissé filer son mari avec une autre, loin, très loin d’elle. Pourtant elle reste immobile, plantée devant la fenêtre, ne se rappelant pas si elle a commis un crime, le plus cruel et abject, un infanticide…
Mais c’est aussi un réveil à la vie, un miracle comme le décrit Jean-Luc Seigle, qui va se réaliser sous nos yeux… Reine qui n’a pas tué ses enfants (elle y a seulement songé mais c’est déjà trop !), va trouver en elle-même les ressources nécessaires pour enfin sortir de sa torpeur. Elle va puiser en elle la force nécessaire pour sortir de son état en faisant une chose simple, banale, elle va débarrasser son jardin. Alors le miracle va se produire. Parmi les rebuts, une mobylette, un vieil engin, trône au milieu de cuvettes de toilettes en faïence blanche, cette mobylette, un 103 peut-être, est en état de marche.
Ce trésor va lui offrir la liberté et surtout l’opportunité de répondre à une offre d’emploi, un emploi qui lui convient bien et pour lequel elle est la seule à avoir postulé : thanatopracteur !
La vie de Reine peut enfin reprendre, le souffle du récit s’accélère, on commence à revivre avec elle.
Au contact des morts, elle s’épanouit, elle soigne les défunts et accompagne les vivants dans leurs deuils. Elle aide les uns à passer dans le royaume des morts grâce à ses talents de couturière, elle confectionne des tissanderies qui font le bonheur des survivants. Et quand on donne, il est normal de recevoir… C’est alors que le second miracle intervient. Reine croise la route d’un chauffeur routier hollandais.
Ce sont dans ces pages que l’intensité du roman prend toute son ampleur, Jean-Luc Seigle peint ces deux âmes enamourées comme Rembrandt, dans un clair-obscur tellement vibrant, les mots entre Reine et ce chauffeur sont tellement forts, puissants, que l’on y croit. Tout est juste entre eux, comme une partition ou une toile d’un grand maître hollandais…
Et c’est peut-être pour cela que l’on en veut à Jean-Luc Seigle de ne pas nous laisser profiter de cet amour, de ce miracle, il faut revenir à la réalité, trop dure et trop angoissante, le dernier chapitre est comme la réalité, froid et amère…
La préface nous avait interpellé avec cette définition du mot « prolétaire », on comprend dans les pages qui suivent le roman et intitulées : « À la recherche du sixième continent » que Jean-Luc Seigle a voulu signer ici un roman populaire, c’est-à-dire avec une héroïne populaire, qui vient du peuple… Mais c’est oublier que ce sont les mots qui nous touchent et la force du destin qui viendra « débobiner » Reine, et nous laisser un goût d’inachevé ou de folle tragédie grecque.