L’indélicatesse du sculpteur
Georges Lafenestre (1837-1919) était autant poète qu’historien et critique d’art. Conservateur au musée du Louvre, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts, le 6 février 1892, au fauteuil de Jean Alphand. Lié avec José-Maria de Heredia, il fréquenta des Essarts, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Barrès, Colette, Henry Gauthier-Villars et Pierre Louÿs. Il a laissé une trentaine d’ouvrages, des recueils de poèmes et des essais critiques, notamment Artistes et amateurs, publié en 1899 par la Société d’Édition Artistique. Nous poursuivons cet été la description qu’il en fit de Titien et les princes de son temps.
Par Marcellin Desboutin – 1865
« Ce manège [celui de modeler le portrait de Charles Quint dissimulé derrière le peintre] n’avait point échappé à l’empereur, qui, se levant, s’adressa à Lombardi ; celui-ci avait déjà caché la boîte dans sa manche pour que Titien ne la vît pas : « Montre-moi ce que tu as fait là. » Lombardi lui remit la médaille ; il la regarda, en fit l’éloge : « Aurais-tu le cœur de l’exécuter en marbre ? – Certainement, Majesté. – Fais-la donc et porte-la moi à Gênes. » Au dire du biographe florentin, qui devait tenir l’anecdote de Titien lui-même, ce dernier, très blessé de l’indélicatesse de son confrère, qui aurait pu lui coûter cher sans la bienveillance de Charles, fut bien plus vexé encore lorsque celui-ci, lui faisant remettre mille ducats, lui ordonna de les partager avec le sculpteur.
On a lieu de penser que la peinture faite alors par Titien n’était qu’une étude à mi-corps dont il se servit d’abord pour faire le portrait en pied, en costume de gala, qui se trouve aujourd’hui au musée de Madrid. Son séjour à Bologne ne fut pas de longue durée ; dès le 10 mars 1533, il était rentré à Venise. L’empereur, de son côté, regagnait l’Espagne, mais n’oubliait pas, au milieu des plus graves affaires, l’artiste qui l’avait séduit. Le 10 mai, à Barcelone, il signait des lettres-patentes conférant à Titien, avec le titre de peintre impérial, ceux de comte palatin, conseiller aulique, chevalier d’or. Dans l’un des considérants de cette longue et curieuse pièce, l’empereur déclare que, « reconnaissant à Titien, outre ses excellentes vertus et dons de l’esprit, un art exquis de peindre et de représenter les personnes à vif, il veut suivre l’exemple de ses prédécesseurs, Alexandre le Grand et Octave Auguste, dont l’un ne voulait être peint que par le seul Apelle et l’autre par quelques excellents maîtres seulement, dans la crainte prudente que, par la faute de peintres inhabiles, leur gloire ne fût diminuée dans la postérité par quelque laide et monstrueuse peinture… » Il lui confère donc, avec le droit exclusif de le représenter, toute une série de titres et de privilèges dont quelques-uns sont bien faits pour nous étonner ». (À suivre)
Référence : AJU014c4
