Manon à l’Opéra Comique

Publié le 11/06/2019

Stefan Brion

Comme dans la plupart de ses ouvrages lyriques, Jules Massenet dresse dans Manon un portrait de femme. Une femme libérée des contraintes sociales, dotée d’une volonté inébranlable, tout sauf passive car elle entend bien disposer d’elle-même. Tiré du roman sulfureux de l’abbé Prévost, le sujet subit une transformation majeure : ce n’est plus à travers le narrateur que l’histoire est contée, mais directement par les personnages. L’absence de médiation rend le récit immédiatement plus vivant. Mais le portrait de femme reste inchangé, le souffle et la puissance de la musique ennoblissant la prose souvent crue de l’illustre abbé. Pour Olivier Py, c’est au roman qu’il faut revenir, à cet éloge du vice qui en transpire. Manon évolue dans le monde de la prostitution : dans un hôtel de passe avec ses pièces exiguës superposées, étouffantes à force de promiscuité, autant de niches fonctionnant comme des souricières. L’action est située dans les années 1950, qui comme au XIXsiècle très masculin, portent encore sur la femme un regard peu amène, partagé entre adulation d’une beauté conquérante et rejet de celle qui contrevient à la norme morale. Avec une interprète aussi réactive que Patricia Petibon, Py trace intensément les diverses facettes d’un être complexe : de la fille peu farouche de la première scène, à l’amante prête à s’éloigner comme à regret du bonheur simple, de la femme blasée presque vampire qui s’exhibe au Cours-la-reine, à l’entreprise de reconquête lors de la scène de Saint-Sulpice, de l’avidité pour l’argent facile au tripot de l’hôtel de Transylvanie, à la déchéance finale. Elle qui ne cherche pas à étaler une séduction au premier degré, mais plus pernicieusement, agit telle une mante religieuse, vis-à-vis des proies qui s’offrent à elle, et voit en Des Grieux peut-être autre chose que l’amant d’un jour. Sa sensibilité se loge dans ce côté discrètement hystérique des réactions épidermiques, dans cet appétit pour la vie, confessé comme malgré elle, cette résolution à assumer un destin, fût-il hors norme.

Certes, les couleurs bariolées du tableau du Cours-la-reine, d’un grotesque affiché, forcent le trait. Manon y descendra un long escalier façon Folies Bergères. La scène de l’hôtel de Transylvanie, devenu tripot, où plane l’immense disque multicolore en forme de roue d’une maison de jeu, apporte son lot d’excès dénudés chers au metteur en scène. Mais la dramaturgie est au service d’une direction d’acteurs millimétrée où Py passe habilement du collectif à l’individuel. Ainsi le tableau de Saint-Sulpice suggère-t-il une nef d’église où une escouade de bigotes viennent se pâmer à l’écoute d’un bel ecclésiastique, et la chambre dépouillée de la cure, flanquée d’un unique Christ, voit peu à peu Manon, tel un papillon noir, exercer une stratégie de reconquête quasi physique en s’agrippant à un Des Grieux de plus en plus ébranlé dans ses convictions religieuses. Leur première rencontre, naguère, voyait Manon peu à peu se rapprocher de lui et de dos s’insinuer dans ses pensées. Des personnages minutieusement façonnés, celui de Lescaut subit encore une lecture d’une étonnante perspicacité. Py manie là une suprême ambiguïté, plaçant le curseur moins dans une volonté de protection de l’adulte que d’aide à la perdition de la petite cousine, peut-être à sa propre image dépravée.

Cette production, bâtie pour Patricia Petibon, est dominée par elle. L’interprétation ne peut se comparer à d’autres de ses illustres collègues. Elle est en soi son modèle. Par un charme discrètement vénéneux, une vocalité assumée brillamment dans un rôle exigeant, un portrait se consumant peu à peu, de bout en bout d’une formidable intensité. Frédéric Antoun est un des Grieux dont on frémit de la sincérité, qui ne devient immoral qu’à son corps défendant, conservant noblesse, voire timidité. La voix possède une belle ampleur nourrie de moult nuances. Le Lescaut de Jean-Sébastien Bou bénéficie du grand métier d’un artiste toujours engagé. Laurent Alvaro prête au comte Des Grieux des accents d’une vraie force, notamment à l’heure de l’improbable rencontre de ce père protecteur avec Manon. N’était un trio de « Parques », moins à l’aise vocalement que par leur prestance, la distribution compte encore du solide comme le Brétigny assuré de Philippe Estèphe et le Morfontaine de Damien Bigourdan, couard et malfaisant à l’envi. C’est un autre objet de satisfaction que d’entendre cette musique jouée dans le gabarit de salle pour lequel elle a été créée, et un son immédiat, loin des vastes espaces dans lesquels on l’a transplantée. Marc Minkowski le sait qui fait sourdre des sonorités tour à tour éclatantes et d’une infinie douceur, toujours lumineuses. Ces solos de vents d’une belle suavité, ces cordes transparentes, ce sont ceux de ses Musiciens du Louvre qui pratiquent un art suprême du jeu legato et distillent une émotion à fleur de peau. Magistral spectacle !

LPA 11 Juin. 2019, n° 145h6, p.21

Référence : LPA 11 Juin. 2019, n° 145h6, p.21

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