Milosz, de la nostalgie de son pays natal à la forêt de Fontainebleau

Publié le 16/12/2021

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« …le pays natal est moins une étendue qu’une matière : c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries », Gaston Bachelard

Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz est né à Czereïa, département de Mogilev, en Lituanie. Il était cependant de nationalité russe, puisque cette partie de la Lituanie appartenait à l’Empire des Romanov depuis 1772. Milosz descendait d’une antique et noble lignée remontant au XIIe siècle. Ses plus lointains ancêtres furent des ducs serbes. Son père était un boyard aux lubies extravagantes, coléreux, ayant souvent des accès de folie, fier de descendre des sires de Lusace, contemporains de Saint-Louis, et il portait le nom de Lubicz qui signifie « volonté de Dieu ». Il aimait aller chasser en Afrique ou parcourir de longues distances en dirigeable. Sa mère, Marie Rosenthal, était la fille d’un Polonais professeur d’hébreu. Elle paraît n’avoir été, pour le futur poète, que rigidité et froideur. Dans l’un de ses poèmes, Milosz révéla clairement ce sentiment en disant : « Car je n’ai jamais eu, ô nourrice, ni père, ni mère, / Et la folie et la froideur erraient sans but dans la maison ».

Nous pouvons toutefois imaginer que l’enfance de Milosz fut heureuse, remplie de promenades, de chevauchées et de randonnées en traîneau. Le genre d’enfance qui nous est racontée dans certains contes. Car la maison où il naquit, « maison ombreuse des ancêtres », était entourée de trente mille hectares de linières, de forêts et de marais, de villages et de villes. Une véritable petite principauté où régnait en maître son père. « Venez, écrira Milosz, je vous conduirai en esprit vers une contrée étrange, vaporeuse, voilée, murmurante. Un coup d’aile, et nous survolerons un pays où toutes choses ont la couleur éteinte du souvenir. Une senteur de nymphéas, une vapeur de forêt moisissante nous enveloppe. C’est Liêtuva, la Lituanie, la terre de Gedymin et de Jagellon ».

Si beaucoup de ses textes sont empreints à tant de nostalgie, c’est que Milosz fut très tôt éloigné de son « cher pays ». Cette terre de légendes, cette contrée dont la « lumière blafarde enveloppe la plaine, une brume de soufre se couche sur les forêts, la pâleur de l’idée fixe noie la force silencieuse du soleil ». Milosz souffrit d’être loin de ces paysages « où toutes choses ont la couleur éteinte du souvenir ». Cette nostalgie se trouve particulièrement dans son poème Symphonie de septembre, où le poète se souvint des heures aux odeurs humides, des arbres en automne et des étangs où les sylphes et les fées hantaient le pays. Ce lieu des ancêtres où s’écoula sa jeunesse, nous le découvrons à travers son œuvre poétique qui est en elle-même un royaume où se mêlent réalité et imaginaire, histoires et fantasmes, dans laquelle nous sommes entraînés à vivre, à notre tour, ses multiples rêveries. Milosz fut à la recherche d’un temps perdu, et nous retrouvons dans ses textes le même monde de la durée que chez Proust, Rilke ou Alain Fournier. Une symbolisation des événements du passé, une symbolisation du vécu, une symbolisation des souvenirs. Dans son roman L’Amoureuse Initiation, Milosz créa des personnages symboliquement vrais avec un véritable don de psychologue et de moraliste, car il y avait chez le poète une profonde introspection psychologique. Dans ce roman, il s’y montre lui-même, lucide autant que tumultueux.

Milosz arriva à Paris en 1889, accompagné de ses parents. Il entra au lycée Janson de Sailly, où il resta jusqu’en 1896. Puis il étudia l’hébreu et l’assyriologie à l’École des langues orientales et à l’École du Louvre, où il fut l’élève d’Eugène Ledrain. De 1896 à 1916, Milosz entreprit de nombreux voyages : Russie, Pologne, Allemagne, Angleterre, Italie, Espagne. Il en rapporta de nombreuses images qui seront toutefois marquées par la tristesse et les désenchantements. À leur sujet, il écrira : « Débarcadères, relais de poste, haltes près des fleuves et rêveries d’auberges… Ah ! Mélancolie et lassitude des arrivées, sentiment mélangé de vide et de regret des départs. Et cette accablante certitude que l’âme sera demain ce qu’elle est aujourd’hui, et ce qu’elle fut hier, et il y a dix ans, et de toute éternité » (O.V. de Lubicz-Milosz, L’Amoureuse Initiation, Éditions André Silvaire, Paris). Ces mots reflètent-il un profond pessimisme, un ennui ? Ou reflètent-ils la mélancolie que beaucoup de poètes, d’écrivains ou de philosophes peuvent avoir devant le monde avec ses vérités et ses aspects angoissants, devant l’humain et ses velléités ?

En étudiant l’œuvre de Milosz, nous sommes souvent très frappés par la qualité intuitive de son propos. Dans ses livres, Les Arcanes ou Ars Magna, par exemple, se révèlent des idées visionnaires dont l’approche est voisine de celle du philosophe et mystique Emmanuel Swedenborg. Il était pareillement proche des théories d’Albert Einstein, se disant en étroite parenté spirituelle avec le physicien et sa découverte de la relativité restreinte et générale.

Parenté uniquement intellectuelle, car Milosz n’avait pas les connaissances mathématiques nécessaires pour comprendre directement les travaux d’Einstein. Cependant, son intuition lui permit de saisir, mieux peut-être que certains spécialistes, ces nouvelles théories qui auront à ses yeux une immense portée : « l’aube d’une ère nouvelle et merveilleuse de l’esprit », écrira-t-il. De même que pour Teilhard de Chardin ou Lecomte du Nouÿ, dans la pensée de Milosz, l’homme futur sera un homme à tendance spirituelle.

Ses œuvres Ars Magna et Les Arcanes sont les fruits de deux expériences spirituelles que Milosz vécut en 1914. Il les relata avec précision. D’autres connurent de semblables expériences, provoquées ou non par des hallucinogènes, comme les fameux récits de Carlo Castaneda ou de René Daumal avec son « expérience fondamentale » Mais celles de Milosz ne furent pas déclenchées par une herbe ou un champignon particulier. Il est mieux, semble-t-il, que ce genre d’expérience soit provoqué volontairement. Pas d’artifice ! Le stimulus chez Milosz fut simplement un souhait profond, une volonté de connaître la « clef de l’être intérieur ».

Il est évident qu’à notre époque, la poésie de Milosz fera sourire beaucoup de personnes ou paraîtra pour le moins surannée : « Ô beauté ! Ô rose puissante et suave, par l’Amour offert à l’Amour ! Ô beauté, Dieu s’adorant soi-même ! Peux-tu faire autrement que d’être un signe mystique en tes moindres manifestations ? » (O.V. de Lubicz-Milosz, L’Amoureuse Initiation, Éditions André Silvaire, Paris). Ingénument pudique et chaste, le chevalier-poète fut en quête de l’amour idéal. Il était un aventurier mystique et un grand solitaire. Milosz détourna la sexualité, voulant être un Don Juan sans être un amant. Tout au moins rechercha-t-il à idéaliser la femme sans jamais oser trahir son désir. Concernant les rapports amoureux, il semble que Milosz se rallia aux idées qu’énonça Swedenborg dans son Conjugal Love.

Milosz n’aima qu’une seule femme : Emmy von Heine-Geldern, qu’il rencontra à Venise en 1909, puis en Autriche et à Marienbad jusqu’en 1913. Que se passa-t-il ? Il dira de sa mésaventure que « grâce aux philtres malfaisants de sa mère, mon aventure s’est terminée abruptly, comme disent les Anglais, par le mariage de la Dame de mes pensées avec un gentilhomme moderne, couronné de simili-or ».

N’ayant trouvé l’amour ni auprès de sa mère, ni auprès de son père, et sa bien-aimée l’ayant laissé pour un autre, la recherche de Milosz se tourna vers cette « lumière incorporelle de la beauté du monde ». Il s’initia à la mystique de Swedenborg, approcha la kabbale et les sciences occultes. Son livre Les Arcanes est une vision de l’Époux et de l’Épouse primordiaux, où Milosz identifie l’Épouse à la Beauté et à la Nature, l’Époux au Pouvoir royal, Créateur et Esprit. Pour Milosz, l’Amour fut alors un mariage alchimique.

En 1937, le poète avait acquis une petite maison à la lisière de la forêt de Fontainebleau, et il s’y fixa en 1938 quand il prit sa retraite. Ce fut là qu’il décéda, emporté par une angine de poitrine. Sur sa tombe fut gravée l’épitaphe suivante : « Nous entrons dans la seconde innocence, dans la joie méritée, reconquise, consciente ».

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