Opéra, quand tu nous tiens !

Publié le 10/09/2024

Pentatone

Alcina, sous la baguette inspirée de Marc Minkowski

Alcina est avec Orlando et Ariodante le troisième opera seria que Haendel emprunte au Roland furieux de l’Arioste. La passion amoureuse de l’héroïne est le centre d’un enchevêtrement de querelles acharnées. Le dramma per musica est tourné vers le merveilleux, recourant à des effets magiques, voire surnaturels, dont use la magicienne au gré de sa fantaisie amoureuse inassouvie. Sur une trame de veine romanesque, Haendel trace des portraits très typés que le pouvoir de la musique transfigure en êtres de chair et de sang. Comment résister aux sortilèges du chant qui traduisent l’exaltation, le ravissement, la sensualité, et forgent les sentiments les plus exacerbés comme la passion du cœur, la fierté blessée, la colère vengeresse.

Le formidable aboutissement de cette nouvelle version CD, on le doit d’abord à la direction de Marc Minkowski. Empreinte d’un geste de grandeur et d’une extrême fluidité, notamment pour ce qui est des passages dansés, elle ménage de larges contrastes : des prestos souvent plus que soutenus, mais aussi des tempos modérés expressifs d’une extrême lenteur, avec des pppp évanescents. Est favorisé aussi un large nuancier dans le soutien des chanteurs, qui ne vise jamais la recherche de la virtuosité, en particulier s’agissant du da capo des arias soumis à un enjolivement raisonnable. L’intensité du discours laisse aux Musiciens du Louvre loisir de déployer des couleurs chatoyantes, notamment au fil des arias concertantes, perles de la partition, proposant d’envoûtants solos.

La prestation vocale est tout aussi exceptionnelle. Magdalena Kožená restitue toutes les facettes d’Alcina, personnalité complexe, hors norme, même chez Haendel, avec ses ambiguïtés : la magicienne au charme mystérieux frôlant le maléfique, la femme aux humeurs changeantes. Caractéristiques minutieusement scrutées au long des merveilleuses arias que Haendel confie à son héroïne, chacune en traçant un aspect différent du caractère : depuis le vulnérable « Si, son quella » (Oui, fidèle je le suis) jusqu’à ce « Mi restano le lagrime » (Les larmes seules me restent) où Alcina est vaincue par sa passion. En passant par l’opulente scène au IIe acte, culminant dans l’aria « Ombre pallide » (Ombres pâles) où Alcina s’interroge sur la perte de sa puissance. Alors qu’on perçoit la complicité de longue date unissant interprète et chef, Magdalena Kožená propose une figure saisissante, soutenue par une ligne de chant assurée de longues notes tenues et parée d’un legato souverain. Elle est magnifiquement entourée. S’agissant du chevalier Ruggiero, on a fait le choix, non d’un contre-ténor, mais d’une voix de mezzo-contralto. Anna Bonitatibus y est souveraine, assortissant son chant de tenues de voix ensorcelantes comme à l’heure de l’aria « Mio bel tesoro » (Mon beau trésor), subtil aveu d’amour faussement languissant, où la voix concerte avec la petite flûte, puis de « Verdi prati » (Vertes prairies), aux accents d’une pureté céleste. Elizabeth DeShong use de son timbre moiré de contralto au souffle sans fin pour caractériser la partie délicate de Bradamante : un personnage féminin déguisé en homme, qui lui aussi peine à canaliser fureur et désespoir lors de l’aria « Vorrei vendicarmi » (Je voudrais me venger ), mené par Minkoswki à un tempo prestissime. Erin Morley, Morgana, rivalise d’impact vocal et de prestance qu’on sent osée, sans que son soprano léger ne sombre dans l’excentricité d’ornementations acrobatiques. On admire le naturel avec lequel elle distille récitatifs et arias : la pyrotechnie d’aigus filés voisine avec les accents lyriques de l’aria « Credete al mio dolore » (Croyez à ma douleur), soutenue par le violoncelle concertant.

Sir Simon Rattle enlumine Kát’a Kabanová

Dans Kát’a Kabanová, Janáček a mis beaucoup de lui-même, de son histoire personnelle avec Kamila Stösslová. Tiré de la pièce russe L’Orage d’Alexandre Ostrovski, dont il a condensé le drame au point d’en faire une épure d’une brièveté confondante, cet opéra reste un modèle dramaturgique : l’histoire du suicide inexorable d’une jeune femme, mariée de force par une mère abusive à un être falot, laquelle s’éprend d’un homme beau, mais faible lui aussi, pour au final avouer son péché de chair face à la petite communauté d’un village russe. Est instauré une sorte de huis clos qui réinvente l’implacable fascination pour la souffrance dans une atmosphère claustrophobe. Rarement drame a-t-il fait critique plus brutale des tabous d’une société étriquée et marqué l’opposition de deux univers : celui de la lumière, incarné par Kát’a, de l’aspiration au bonheur, de la quête de l’émancipation de la femme contre le poids des interdits ; celui de l’opacité d’un environnement qui l’opprime et l’acculera au suicide après l’aveu public de la faute. Un élément essentiel traverse cette trame : la force de la nature symbolisée par le fleuve Volga, où Kát’a aime venir se ressourcer et dans les eaux duquel elle s’enfoncera.

Dès le Prélude orchestral, avec son crescendo inexorable et les coups de timbales scellant le destin de l’héroïne, Simon Rattle nous plonge dans l’atmosphère souvent étouffante du drame. Et livre une vision d’un relief saisissant, de ce langage musical extrêmement concis, fait de modulations inattendues qui semblent comme désagréger le discours par endroits, et d’instabilité rythmique. À l’instar des fortes oppositions secouant la trame, sa direction creuse les contrastes entre déferlement orchestral, tels l’annonce et la survenance de l’orage ou le monologue de Katia au dernier acte, et plages de lyrisme intense, de douceur vis-à-vis d’êtres chahutés dans leurs sentiments profonds. Lorsqu’elle porte l’emphase sur ce dernier aspect, l’interprétation libère les grands effluves d’une presque tendresse. La plasticité du London Symphony Orchestra se révèle fastueuse dans tous ses pupitres, de la petite harmonie tout particulièrement. Toute aussi révélatrice est la maîtrise d’une extrême flexibilité de jeu.

La distribution se caractérise par le soin particulier apporté au choix des voix et à la recherche d’une vraie tension dramatique. Amanda Majeski est une Kat’á intense à la vocalité inextinguible mais aussi pétrie de mille nuances. C’est peu dire qu’elle s’identifie à l’héroïne, de la timidité gauche des premières répliques à l’incandescence de l’ultime confession, hymne ultime à une mort déjà acceptée qu’elle confie à la nature. De son timbre clair de mezzo soprano, Magdalena Kožená est une Varvara mature et libérée, attachante. La Kabanicha de Katarina Dalayman est inflexible et autoritaire. Les deux ténors principaux rivalisent d’impact dramatique : Andrew Staples, Tichon veule et torturé, Simon O’Neill, ardent Boris à l’appui d’une composition unissant l’amoureux sincère et l’homme d’indécision. Le ténor plus lyrique de Ladislav Elgr confère au personnage de Kudriach, sorte de rayon de soleil au sein de la tragédie, la sincérité de la jeunesse. Et la basse de Pavlo Hunca, Dikoj, apporte une note de couleur presque égrillarde dans cet univers compassé.

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