Orfeo ed Euridice au Théâtre des Champs-Élysées
Vincent Pontet
Orfeo ed Euridice est un des mythes par excellence de l’opéra. Cette « action théâtrale en musique » est une œuvre d’une rare concision : trois parties d’à peine une heure et demie ; trois personnages seulement, aux prises avec une action on ne peut plus resserrée ; une musique qui colle intimement à un texte véhiculant des émotions fondamentales sur l’amour et la mort. En un mot une recherche de simplicité proche du drame antique. Ce que la présente production traduit par une régie épurée. Robert Carsen adopte une vision apparemment sage du chef d’œuvre de Christoph Willibald Gluck, misant sur l’intemporalité du mythe, et partant, sur sa modernité, pour le mettre en résonance avec l’esthétique d’aujourd’hui. Plusieurs des clés de lecture chères au régisseur sont là : un dépouillement extrême de l’environnement décoratif, qui crée un espace ouvert sur un sol jonché de pierraille, à charge pour la lumière de le façonner selon les divers temps de l’histoire : agréable réchauffement lors de l’apparition de l’Amour, rougeoiement pour la scène des enfers, univers glacé lors de l’épisode du regard qui tue une seconde fois Euridice. Sur cet infini, dégagé de toute référence construite, où ne se signale au premier plan qu’une cavité, celle où l’on enterre Euridice, et par laquelle Orfeo descend et revient des enfers, les trois personnages se meuvent dans une sorte de solitude contrainte.
Élément unificateur, le chœur se voit assigner un rôle essentiel, commentateur aussi bien qu’acteur : celui d’une communauté accompagnant le parcours du héros puis des amants réunis. Il sera quasi chorégraphié, tour à tour en forme de procession ou disposé en ronde, répondant à ces effets de symétrie soignés à quoi l’on reconnait le travail du régisseur canadien. L’emphase est portée sur les éléments universels que sont la terre, le feu, l’eau, porteurs d’esthétisme dans la beauté des images. Par des moyens en apparence simples, Robert Carsen revient à l’essence du mythe. Sa direction d’acteurs se veut tout aussi décantée. Sans pour autant renoncer à la recherche du signifiant. Jolie idée que de modifier l’apparence de l’Amour, double successivement d’Orfeo puis d’Euridice, symbolisant ses deux versants : le masculin qui est confronté à la douleur et au courage, le féminin gage de l’élan vital qui conduit au lieto fine. Pour austère qu’elle puisse apparaître, cette régie est d’une singulière efficacité, sans recours aux artifices de la transposition ou de la réécriture.
Le trio de solistes vocaux tutoie la perfection. Philippe Jaroussky offre encore un portrait accompli, autre laurier à sa couronne d’incarnations baroques. Même si le rôle d’Orfeo n’est pas nouveau pour lui, cette production est une expérience scénique importante. Le premier élément frappant est la jeunesse du héros appréhendé comme un garçon d’aujourd’hui, aux accents d’une criante vérité, répondant à la vision du metteur en scène qui voit ses personnages comme des êtres de chair et de sang. Cette approche est servie par une flexibilité de la ligne de chant et les couleurs d’un timbre clair sans être éthéré, un phrasé magistralement conduit, un impact dramatique de tous les instants laissant à chaque phrase, à chaque mot son poids à travers d’imaginatives inflexions vocales et de belles incursions dans le grave. Une interprétation intensément pensée qui atteint son apogée dans l’aria « Che faro senza Euridice » où semble planer une indicible mélancolie dans ces fils de voix d’une immense délicatesse. Patricia Petibon confère à Euridice une aura que l’émotion pare de couleurs justement assombries, en particulier au moment des reproches exprimés par la jeune femme devant l’apparente froideur de l’aimé. Le soprano, d’un éclat de diamant, est également d’une justesse d’accents bouleversante. Le duo avec le contre-ténor, comme jadis à Aix dans Alcina, restera un des passages phares de la soirée. Emóke Baráth campe un Amour loin de la badinerie souvent associée à ce rôle de Deus ex machina. Le timbre corsé apporte une épaisseur réelle à ses interventions, en particulier à l’air du Ier acte, très contrasté dans le tempo.
Les chœurs de Radio France, sous la houlette de Joël Suhubiette, sont éloquents, même si pas toujours aussi percutants qu’un ensemble italien. La direction de Diego Fasolis est certes tranchante par endroits (ouverture, début de la scène des enfers), où la battue est fort rapide, la scansion très marquée. Mais la lecture est pour l’essentiel lumineuse, grâce aux sonorités de l’ensemble I Barocchisti, rompu à cet idiome, d’une extraordinaire clarté et d’un grand raffinement instrumental, apportant un soutien décisif aux chanteurs.