Pessoa et Paul Auster au Théâtre de la Ville
Théâtre de la ville
Deux spectacles majeurs étaient proposés au Théâtre de la Ville. Tout paraît les opposer, qu’il s’agisse des auteurs ou des metteurs en scène, mais on les réunira autour de plusieurs points communs.
Rien à voir, en principe, entre le langage poétique intemporel du grand auteur portugais, Fernando Pessoa (1888-1935) et celui, très contemporain, de Paul Auster (1947-2022), entre les errances monotones et solitaires dans Lisbonne du premier, qui ne connaîtra le succès qu’après sa mort et celles enfiévrées dans New-York du second, auteur people choyé par les médias dès son premier roman. Rien à voir non plus entre les deux metteurs en scène, d’un côté l’octogénaire Robert Wilson, célébré sur toutes les scènes du monde depuis son fameux Regard du sourd, en 1970, de l’autre, un jeune trublion, Igor Mendjisky, fort inventif lui aussi, mais qui reste encore, pas pour longtemps sans doute, plus hexagonal.
Et pourtant que de points communs. D’abord la qualité exceptionnelle de ces deux mises en scène. Celle de Bob Wilson est une succession de tableaux d’une esthétique parfaite autour de trois couleurs dominantes : le rouge, le noir et le blanc, une poésie et une épure fidèles au souhait de Pessoa : « Enfermer la pensée dans la sensation ». Curieuse atmosphère de comédie musicale et de cinéma muet où le temps et l’espace semblent abolis et où l’on se trouve prisonnier d’images trop éphémères que l’on aimerait parvenir à fixer durablement. Un petit personnage chapelinesque assis au bord de la scène, la charmante Maria de Medeiros, contemple ce qui va se passer comme le ferait l’auteur avec un regard dédoublé entre le je et le moi, l’être voyant et l’être vu, voyage immobile et plongée dans un miroir où s’agitent six personnages énigmatiques et clownesques, interprétés par d’excellents comédiens venant de pays différents et s’exprimant en quatre langues : portugais, français, italien, anglais. Éclairages, musique – entre le jazz et Chopin – fureur et apaisement, tout est maîtrisé dans un fascinant rêve onirique.
Bien différente, mais tout aussi remarquable, est la mise en scène d’Igor Mendjisky, qui a traité les trois romans de la Tragédie new-yorkaise de Paul Auster : Revenants, la Chambre dérobée, Cité de verre, comme un thriller haletant avec une énergie et une inventivité qui privent les quatre heures du spectacle de tout ennui. Jouant avec habileté des situations rocambolesques et de leurs rebondissements, il s’est entouré de comédiens – dont Pascal Gregory, Gabriel Dufay et Félicien Juttner – habités par l’art de l’incohérence, du rêve et de la fiction préférés au réel et des jeux de piste énigmatiques chers à l’auteur. Igor Mendjisky est sur la scène dans le rôle du narrateur lisant à la radio des extraits des romans de Paul Auster. Frénésie et chaos, parti pris de vitesse sans véritables pause, tout est parfaitement maîtrisé et, ici aussi, on saluera un sacré talent.
Autre point commun de ces deux spectacles : la recherche d’identité à partir des identités multiples que s’approprient les auteurs. Pessoa alla jusqu’à créer 72 hétéronymes, auteurs fictifs des très nombreux essais et poèmes qui seront retrouvés dans une grande malle des années après sa mort. Les principaux : Alexander Search, Bernardo Soares, Alberto Caeiro, Alvaro de Campo et Ricardo Reis ont inspiré les trois ouvrages retenus dans le spectacle : Faust, Le gardien de troupeaux et le Livre de l’intranquillité.
Les protagonistes de la trilogie new-yorkaise sont aussi contraints de changer d’identité. L’auteur de romans policiers devient détective à la suite d’une erreur téléphonique. Le professeur d’université a un passé trouble, le vrai Paul Auster s’ingénie à renforcer la pagaille. Dans l’ambiance survoltée de New-York se croisent des somnambules à la recherche d’eux-mêmes, quête métaphysique et fusion entre tragédie et bouffonerie.
Deux grands spectacles au service de l’ambiguïté théâtrale. « J’ai vécu parmi eux en espion, disait Pessoa, mais personne – pas même moi – n’a soupçonné que je l’étais ».
Référence : AJU016k1
