Piotr Anderszewski joue Janáček, Szymanowski et Bartók

Publié le 16/05/2024

Warner Classics

Le pianiste Piotr Anderszewski se tourne vers les écoles nationales d’Europe centrale et ce qu’il qualifie de « musiques conçues dans un esprit de rébellion », cultivant aussi une certaine idée de la modernité. Il débute son programme par Janáček et le livre II de Sur un sentier recouvert, complété en 1911, ouverture qui met au contact de « la quintessence de l’âme slave », souligne-t-il. Excellent pianiste, le musicien tchèque entend alors aborder ce domaine plus intime qu’est le clavier, si différent de celui de l’opéra, et en l’occurrence bien éloigné des difficultés nées de la création contemporaine de Jenufa. Ces cinq pièces, jouées enchaînées, d’une grande modernité, montrent un compositeur enclin à privilégier l’harmonie plus que la mélodie. Elles sont tour à tour évocatrices (Andante), mélancoliques (Allegretto), bardées d’éclat (Vivo), dans un geste délié (Più mosso) et offrant un discours haché mais une fin apaisée (Allegro).

Les 20 Mazurkas op. 50 de Karol Szymanowski offrent une liberté d’écriture tout aussi étonnante, cultivant l’abstraction. Ce sera sa dernière grande œuvre pour le piano. Si ces danses s’inscrivent dans l’héritage de Chopin, Szymanowski les dote d’une nouvelle identité créatrice. Anderszewski voit « dans ces danses de montagnards du sud de la Pologne » des « incantations primitives d’une beauté à la fois extatique et sévère ». Il en joue quelques-unes qui traduisent la vitalité (N° 4, indiquée Risoluto), la sauvagerie peut-être (Nos 5 et 10), une certaine forme d’archaïsme aussi (N° 8, emplie de mystère).

Avec ses 14 Bagatelles op. 6, Béla Bartók « renoue avec les sources de la musique populaire hongroise, son archaïsme, sa vitalité, la sauvagerie de ses rythmes », remarque le pianiste. Peu connues, ces pièces de jeunesse (1908), ouvrent pourtant la voie aux futurs grands chefs-d’œuvre pianistiques, comme les Mikrokosmos. Là encore, le côté avant-gardiste frappe, comme l’absolue nouveauté chez le maître hongrois, à travers des pièces courtes, au caractère souvent expérimental dans leur concision. L’auteur dira y avoir pratiqué « un style débarrassé de tous les éléments décoratifs inutiles », en réaction au romantisme. L’emprunt à la musique populaire hongroise en est aussi un élément essentiel. Le pianisme est extrêmement varié : jeu staccato annonciateur du piano percussif du Premier concerto (n° 2), usage mêlé d’arpèges, glissandos, ostinatos et appogiatures (n° 10), différenciation du débit, du lento hiératique (n° 6) à l’accelerando le plus fougueux (n° 5). Si le geste impétueux semble dominer, l’élégiaque n’est pas absent (n° 12, marqué Rubato) comme toutes les marques du chromatisme bartokien (n° 6). Les états sont tout aussi divers, comme le poétique (n° 11) ou l’ironie (n° 7), voire le grotesque (n° 14 « Valse »). En dernière analyse, il s’en dégage un sentiment d’improvisation.

De toutes ces pièces exigeantes, Piotr Anderszewski possède la mesure, par un jeu intense, empreint d’une riche palette de nuances, un sens des couleurs et un toucher que sa longue fréquentation de la musique de Bach a peaufiné jusqu’à l’épure. La puissante alchimie sonore inhérente à ces « œuvres qui puisent aux racines même de la musique », comme il le dit, procède tout à la fois de la recherche de limpidité, d’une clarté de la ligne et même d’un souci de raffinement. Il est à l’aise aussi bien avec la modernité de Bartók, l’introversion cultivée par Janáček, l’acuité du langage de la musique de Szymanowski. Cette dernière, il la fait sienne depuis des années, alors que les deux autres sont nouvelles à son répertoire discographique.

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