Pour l’amour de Simone

Publié le 03/10/2017

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L’affiche du théâtre du Lucernaire présente en ce moment deux spectacles, Pour l’amour de Simone, de Simone de Beauvoir, et La chute, d’Albert Camus.

Deux spectacles bien différents mais une même époque, une même intelligentsia française, celle de l’après-guerre, des Temps modernes et de Combat, celle des écrivains engagés et des stars de Saint-Germain-des-Prés : Sartre, Camus, Beauvoir.

Simone de Beauvoir a ainsi donné à Anne-Marie Philippe l’idée de monter un spectacle à partir de sa correspondance amoureuse avec Sartre, L’amour nécessaire, ainsi qu’avec Jean-Laurent Bost et Nelson Algren, Les amours contingentes, les trois échanges épistolaires ayant donné lieu à publication.

Lorsque ces correspondances furent offertes au public, on ne manqua pas de s’esbaudir sur la féminité grâcieuse, enjouée, sensuelle de la philosophe jugée plutôt austère et d’admirer la mise en pratique de sa démonstration un peu sèche de la liberté intellectuelle et sexuelle afin de montrer que le « deuxième sexe » a autant vocation au libertinage que le « premier ». Qu’elle écrive au « petit Bost », élève de Sartre au lycée du Havre de 9 ans son cadet et avec lequel elle aura une liaison agréable — entrecoupée d’amours saphiques et de trio compliqués avec Sartre et la future madame Bost — ou qu’elle écrive, durant près de 15 ans, à Nelson Agren, l’amant américain, écrivain talentueux et prolifique, ses lettres sont celles d’une femme presque ordinaire, qui ne cherche pas à faire du style mais plus simplement à conter les menus événements du quotidien et à avouer la force de sentiments banalement amoureux. Elle saura en tirer des romans, L’invitée et Les mandarins.

Ce qui pourrait devenir ennuyeux ne l’est pas grâce à la mise en scène très subtile d’Anne-Marie Philippe qui a choisi de faire jouer les trois hommes par un seul comédien et de donner à trois comédiennes, dont elle-même, le rôle de Simone de Beauvoir. La lecture statique des lettres aux deux amants est animée par à un va-et-vient dynamique lorsque le « castor » s’adresse à Sartre, en faisant davantage d’effort de lucidité caustique.

L’ensemble est agréable, surtout lorsqu’Anne-Marie Philippe intervient pour lui donner l’élan et l’intelligence qu’on attend et qui manque un peu lors de la lecture des correspondances, d’autant que si Aurélie Noblesse a l’autorité nécessaire pour représenter la grande Simone, il n’en est pas de même pour le jeu de Camille Lockhart, un peu trop frénétique et mièvre entre larmes et sourires convenus.

Un peu plus tard, on peut aller entendre Albert Camus et là, c’est une toute autre musique, la symphonie après la fugue. Son court roman, La chute, paru en 1956, et qui était destiné à être intégré à sa dernière œuvre L’Exil et le Royaume, n’a pas eu le succès de L’étranger mais la force de la pensée et celle du style sont proches, ainsi que le récit.

Il s’agit ici encore de la confession qu’un homme se fait à lui-même, soliloque même si l’auteur a imaginé un interlocuteur, une rencontre de hasard dans un bar d’Amsterdam.

Jean-Baptiste Clamence est un ancien avocat parisien à qui tout réussissait, carrière, argent, confiance en soi, égoïsme protecteur jusqu’à ce qu’un événement, la non-assistance à une jeune femme sur le point de se noyer, provoque en lui un choc et transforme sa vie comme la révélation claudélienne de Dieu derrière un pilier d’église.

Mais ici, pas d’aspiration vers le ciel, pas de résurrection mais une chute vers le « malconfort », au nom de la remise en cause des certitudes rassurantes et au prix d’un examen socratique mené sous l’impératif de la lucidité. Quittant Paris pour les bas quartiers d’Amsterdam, il deviendra accusateur de lui-même et de la nature humaine, seul moyen de conquérir la liberté, la vérité et la justice. Camus réglait alors ses comptes avec les Existentialistes.

Il fallait un comédien capable, pendant une heure et demie, de s’identifier à un tel héros tragique, fils de Dostoïevski et de Kafka. Ivan Morane relève le défi avec panache, échappé pour un temps de son travail éclectique au sein de sa troupe. Sa mise en scène est sobre, comme pour mieux faire ressortir la violence du récit et la puissance du texte. Du début à la fin, il est inspiré, transfiguré. Salué à Avignon en 2014 et déjà joué au Lucernaire au printemps, le spectacle vient d’être repris, toujours voué au succès.

LPA 03 Oct. 2017, n° 130e4, p.14

Référence : LPA 03 Oct. 2017, n° 130e4, p.14

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