Prima Facie : le consentement dans la définition du viol en débat

Publié le 11/04/2024

La question du consentement et de la charge de la preuve est au cœur de la pièce Prima Facie de l’ancienne avocate pénaliste australo-britannique, Suzie Miller, qui est enfin représentée à Paris, dans la mise en scène de Géraldine Martineau et la très belle interprétation d’Élodie Navarre, après un grand succès dans le monde anglo-saxon.

C’est au Théâtre du Petit Montparnasse que Prima Facie, la pièce au succès mondial de Suzie Miller, est enfin représentée à Paris dans la mise en scène de Géraldine Martineau, avec Élodie Navarre, après un triomphe en Australie en 2019, puis à Londres (dans l’impressionnante interprétation de Jodie Comer) en 2022, mais aussi à Broadway en 2023 et dans de nombreux pays européens. L’autrice australo-britannique est une ancienne avocate pénaliste. Elle concentre son roman, adapté au théâtre sous forme d’un seul en scène, sur le personnage de Tessa, une brillante avocate qui, après avoir gravi l’échelle sociale à partir de ses études en droit, enchaîne les succès au prétoire dans la défense des hommes accusés de viol ou d’agression sexuelle, en usant de toutes les méthodes pour pointer les failles dans les récits des victimes afin de les déstabiliser. Mais du jour au lendemain, sa vie bascule : elle se retrouve sur le banc des plaignantes, est confrontée à l’envers du décor, c’est-à-dire au système judiciaire (en l’occurrence britannique) qu’elle connaît si bien et découvre le parcours du combattant, ou plutôt de la victime, qui va du dépôt de plainte dans un commissariat au procès, en passant par l’examen médico-légal. Les 782 jours d’attente et de préparation pour un contentieux dont elle connaît toutes les chausse-trappes, pour les avoir elle-même instrumentalisées, à savoir la mise en doute et les retranchements dans lesquels elle est acculée dans le déroulement de son récit, s’achèvent sur un verdict qui est en accord avec les statistiques1.

La pièce questionne les obstacles auxquels sont confrontées les victimes de viol et d’agression sexuelle. Si elle prend place dans le système juridique britannique, Prima Facie, titre qui reprend une locution latine utilisée pour signifier quelque chose d’évident « à première vue » ou « de prime abord » en droit de common law, permettant au procès de se tenir, pose de manière commune avec les autres systèmes juridiques la question du consentement et de la charge de la preuve, qui n’a pas toujours fait débat en dépit des situations insoutenables vécues par les femmes du monde entier depuis toujours2. À l’époque contemporaine, cette question est d’une particulière actualité en France et en Europe, car la mention du consentement dans la définition du viol fait l’objet de vives oppositions au sein des différents États membres de l’Union européenne, et dans le cadre de l’adoption de la première directive sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. L’accord trouvé entre le Parlement et le Conseil le 6 février 2024 a exclu la mention du consentement dans la définition du viol à la suite de l’opposition de la France parmi dix autres États membres (dont l’Allemagne et les Pays-Bas). En l’occurrence, l’absence de consentement n’est actuellement pas mentionnée en droit français. L’article 222-23 du Code pénal définit le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise ». Pourtant, son insertion fait débat parmi les juristes par voie d’ouvrages3, d’articles de presse4, de rapports d’associations et ONG5, sans compter les réquisitoires littéraires découlant ou non de l’autofiction6.

Il s’agit d’un débat complexe car ce critère du consentement pour définir juridiquement le viol conditionne sa matérialité et la charge de la preuve qui en découle. Elle présente donc des avantages et des inconvénients, notamment dans la situation d’« état de sidération », cas de figure fréquent, qu’utilise l’autrice dans sa pièce. C’est un argument qui a été développé par des juristes français afin de montrer que la charge de la preuve repose dans de telles situations sur la victime au lieu de peser sur l’accusé. Le débat n’en finit pour autant pas de se prolonger, y compris au plus haut sommet de l’État puisque contre toute attente, quelques jours après l’accord sur la directive et les cérémonies relatives à la constitutionnalisation du droit à l’avortement, le président de la République française a indiqué en marge de la Journée internationale des droits des femmes vouloir « inscrire » le consentement « dans le droit français »7. Est-ce une manière de soutenir la proposition de loi visant à intégrer la notion de consentement dans la définition pénale des infractions d’agression sexuelle et de viol déposée un mois auparavant à l’Assemblée8 ?

La pièce met aussi en jeu le rapport à la justice au sens large pour les victimes, à la fois dans sa dimension institutionnelle, mais aussi dans sa dimension morale et psychologique. Si, au Royaume-Uni, les procès pour viol se déroulent devant des cours d’assises, en France, cela fait quelques années que des cours criminelles départementales ont été expérimentées puis installées de manière généralisée dans les départements à partir du 1er janvier 2023 pour juger des crimes passibles de peines de 15 à 20 ans de réclusion. Cette réforme a ainsi pour effet de faire juger désormais la plupart des viols par ces nouvelles juridictions composées de cinq magistrats professionnels, à la place des cours d’assises. En supprimant les jurys populaires, elle interroge l’importance ou le type d’écoute accordés par la société à ce type de crimes, sous couvert d’un argumentaire purement économique, qui est choquant au regard du « caractère irréversible ou indélébile »9 qu’entraîne le viol. Dès lors, et aussi au regard de son épilogue prévisible mais déchirant, la pièce interroge en outre les limites de la justice traditionnelle pour la réparation des victimes, puisque l’on ne peut évidemment avoir que « des doutes quant aux vertus thérapeutiques de la procédure pénale »10. Dès lors, se pose la question de la place à des alternatives ou à d’« autres justices »11. Appelées « transitionnelle », « restaurative », « reconstructive », « transformative », d’autres formes de justices sont désormais des outils à ne pas négliger. Si elles ne peuvent pas davantage rendre aux victimes ce qu’elles ont perdu, elles sont peut-être mieux à même d’écouter, nommer et reconnaître les souffrances, étape préalable indispensable au besoin des victimes de retrouver une part de dignité.

À l’heure où le mouvement #MeToo a entraîné une plus grande libération de la parole des femmes, et de manière la plus récente dans le milieu artistique, la pièce Prima Facie vient enfin ajouter à la réflexion des citoyens français, sans épuiser, loin de là, le sujet à la fois sur les plans juridique (le délai de prescription, le délai et le coût des procédures…) et sociétal.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Il a été estimé par l’INSEE que seulement 0,6 % des viols ou tentatives de viols ont donné lieu à condamnation en 2020, et 14,7 % des plaintes enregistrées par la police donnent lieu à une peine.
  • 2.
    Parmi les exemples célèbres et qui ont fait l’objet d’une adaptation théâtrale (par Guillaume Doucet), on peut citer le procès de 1612 que la peintre Artemisia Gentileschi intenta contre son violeur. Elle fut soumise, en plus de l’examen médical, au supplice des sibili pour prouver sa bonne foi, illustration terrible de la décrédibilisation récurrente de la parole des victimes de viol.
  • 3.
    Parmi de nombreux ouvrages, v. C. MacKinnon, Le viol redéfini. Vers l’égalité, contre le consentement, 2023, Flammarion ; D. Salas, Le déni du viol. Essai de justice narrative, 2023, Michalon.
  • 4.
    A. Darsonville et F. Lavallière, « Violences sexuelles : “La France doit inscrire le consentement au cœur de l’infraction de viol” », Le Monde, 22 nov. 2023.
  • 5.
    V. not. : Amnesty International, « Parlons de consentement : les lois relatives au viol fondées sur le consentement en Europe », 17 déc. 2020.
  • 6.
    Parmi lesquels dans les plus récents : V. Springora, Le Consentement, 2020, Grasset ; C. Kouchner, La Familia grande, 2021, Seuil ; N. Sinno, Triste Tigre, 2023, P.O.L…
  • 7.
    Il s’agit d’un entretien (filmé) le 13 mars 2024 avec l’association féministe Choisir la cause des femmes.
  • 8.
    AN, prop. L. n° 2170, 13 févr. 2024, visant à intégrer la notion de consentement dans la définition pénale des infractions d’agression sexuelle et de viol.
  • 9.
    J. Lacroix et V. Rossoux, « Justice ou réparation ? Introduction », Esprit 2024, p. 38.
  • 10.
    J. Lacroix, « Demander justice », Esprit 2024, p. 41.
  • 11.
    A. Garapon, « D’autres justices », Esprit 2024, p. 87.
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