« Race et théâtre » : un impensé politico-juridique

Publié le 09/04/2020

La fermeture imposée des établissements recevant du public, puis le confinement à partir du 17 mars 2020, ont eu raison du billet Du droit dans les arts du mois qui, jusqu’à la reprise des spectacles et expositions, explorera les trésors qu’offre le papier… Le tout récent essai de Sylvie Chalaye intitulé Race et théâtre. Un impensé politique, offre l’occasion de (re)penser la question de l’altérité, en revenant notamment sur des programmations récentes ayant suscité le débat.

Sylvie Chalaye, professeur d’études théâtrales à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, est une spécialiste reconnue des dramaturgies contemporaines d’Afrique noire francophone et des Caraïbes et diasporas. Depuis sa thèse sur l’image du Noir au théâtre1, elle a publié de nombreux ouvrages remarqués, a lancé la revue Africultures en 1997 et a créé en 2007 le laboratoire SeFeA (Scènes francophones et écritures de l’altérité) au sein de l’Institut de recherche théâtrales de Paris 3.

Le titre de l’ouvrage peut paraître provocant ou en tout cas interpelle immédiatement le juriste français puisque le mot « race », dont l’usage a créé de nombreuses polémiques du fait du caractère péjoratif qui lui est accolé et des utilisations idéologiques qui en ont été faites, a été renié dans la législation et la réglementation françaises à partir de la loi de 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle2, qui fait référence à la « prétendue race », expression reprise dans la loi de 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté dans les dispositions législatives du Code pénal3, et dans le décret relatif aux provocations, diffamations et injures non publiques présentant un caractère raciste ou discriminatoire4. La notice du décret précise en outre que le mot « race » n’est « pas applicable aux êtres humains ».

Pourtant, le mot « race » figure bien toujours dans la Constitution – en dépit de l’engagement du candidat à la présidentielle François Hollande de demander sa suppression au Parlement5 –, en son article premier, dont le deuxième alinéa énonce que la République française « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », ainsi que dans le Préambule de 19466.

Le terme choisi n’est donc pas anodin et le fait de l’accoler à celui de théâtre non plus. Sylvie Chalaye justifie son approche d’une manière intéressante pour le juriste en insistant sur le fait que le phénomène d’invisibilité des artistes non blancs sur les plateaux, mais aussi l’injonction implicite faite aux auteurs et metteurs en scène noirs de parler dans leurs œuvres de leurs origines africaines ou caribéennes, qui revient à les réduire et les enfermer uniquement « dans leur apparence épithéliale »7, sont le reflet de « l’absorption inconsciente d’une norme, d’une histoire coloniale qui façonne toujours nos esprits, trois générations après les luttes et guerres d’indépendance des pays anciennement colonisés. Il y a là un « terrible impensé » comme l’écrit la comédienne Aïssa Maïga8. Cet « impensé », de nature « politique » pour Sylvie Chalaye, est tout autant juridique, à « la croisée entre crise de la représentativité démocratique et de l’historiographie nationale », ainsi que le constate Martial Poirson9 qu’elle cite.

De fait, l’art pictural10 puis le spectacle vivant et le cinéma ont entretenu un imaginaire contribuant à la création et l’installation de stéréotypes, préjugés, fantasmes et obsession de l’exotisme, conduisant à la mise en évidence de la racialisation (ou racisation), concept créé en sociologie à la fin des années 1970 pour caractériser le fait de catégoriser des collectivités sociales d’individus au regard de leurs caractéristiques biologiques.

Cette théorisation progressive d’un phénomène factuel consistant d’une part à cantonner au théâtre les acteurs noirs aux rôles écrits par les auteurs de la négritude (au centre desquels Aimé Césaire), ainsi qu’ à ceux de l’immigré, de l’étranger, mais aussi d’autre part à l’intériorisation pernicieuse d’un interdit, des siècles ou décennies durant, de jouer les rôles du répertoire classique, s’est parallèlement accompagnée du volontarisme de certains metteurs en scène travaillant davantage de textes d’auteurs non blancs et réagissant ou pensant de manière active la distribution de leurs productions, comme Jean-Marie Serreau « défendant des distributions faites de diversité »11. L’« esthétique de la multiculturalité »12 propre à Peter Brook et les exigences de Bernard-Marie Koltès de faire jouer les rôles de Noirs par des Noirs et d’Arabes par des Arabes, ou les tentatives plus récentes de « déconstruction » consistant par exemple à faire jouer les rôles de Noirs par des Blancs (comme le mythique Othello13) et inversement, n’ont que peu contribué à l’évolution des mentalités dans le monde du spectacle, créant de fait de la discrimination raciale, même si elle n’est pas nommée et pudiquement déguisée – comme le note Sylvie Chalaye – en discrimination sociale. Cette discrimination n’a pas été contrée par une vraie politique de discrimination positive et encore moins par une politique de quotas, les pouvoirs publics n’ayant accompagné que parcimonieusement des programmes de formation promouvant la diversité (tel le programme 1er Acte créé en 2014), le terme lui-même de diversité étant problématique, un « euphémisme qui cache difficilement la condescendance » pour l’auteur14.

Par ailleurs, certaines pratiques peuvent entretenir le ressenti de racialisation, parmi lesquelles le fameux blackface auquel Sylvie Chalaye consacre un passionnant chapitre15 pour en expliquer les origines et comment les Blancs à l’origine de cette tradition clownesque américaine raciste du début XIXe, se baptisant ménestrels, n’ont rien compris en pensant singer les comédies jouées par les Noirs pour distraire leurs maîtres à leur demande, pratiquant l’art du signifying (double langage) qui équivalait à du « petit marronnage ». En France, la polémique a été ravivée par le blocage par plusieurs associations de l’accès à la Sorbonne le 25 mars 2019, où devait être jouée la pièce Les Suppliantes d’Eschyle, mise en scène par Philippe Brunet, en raison du maquillage foncé que devaient porter les comédiennes représentant les Danaïdes. Sans aller jusqu’au contentieux, l’affaire a exposé deux appréciations irréconciliables opposant d’un côté des associations, témoignant de leur sentiment de domination et de désappropriation de leur identité par des positionnements néocoloniaux, et de l’autre le metteur en scène soutenu par les pouvoirs publics et le Théâtre du Soleil défendant la liberté de création. Sylvie Chalaye accorde crédit au metteur en scène de sa bonne foi, tout en dénonçant « un signe de méconnaissance de l’histoire » et « aussi un manque d’imagination et de créativité »16.

Dans d’autres affaires ayant été jusqu’au contentieux, l’appréciation juridictionnelle penche du côté de la défense de la liberté de création. Ainsi, les associations à l’origine d’un référé liberté contre Exhibit B, dispositif s’apparentant à un zoo humain exposant 12 tableaux vivants de personnes afro-descendantes créé par Brett Brailey, ont été déboutées par le tribunal administratif de Paris jugeant que « la représentation artistique en cause a pour objet de dénoncer, sans ambiguïté, l’asservissement des populations noires lors de la période coloniale ainsi que des traitements contraires au principe de respect de la dignité humaine ou aux droits de l’Homme dans le monde contemporain », ordonnance confirmée en appel par le Conseil d’État17.

L’ouvrage très engagé de Sylvie Chalaye a pour mérite de stimuler la réflexion du juriste sur un équilibre difficile à trouver.

« Race et théâtre » : un impensé politico-juridique

Actes Sud

Notes de bas de pages

  • 1.
    Chalaye S., Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre. De Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), 1998, L’Harmattan, 454 p.
  • 2.
    L. n° 2016-1047, 18 nov. 2016.
  • 3.
    L. n° 2017-86, 27 janv. 2017.
  • 4.
    D. n° 2017-1230, 3 août 2017.
  • 5.
    Discours de campagne du candidat sur l’Outre-Mer en mars 2012 à Paris : « Il n’y a pas de place dans la République pour la race. Et c’est pourquoi je demanderai, au lendemain de la présidentielle, au Parlement de supprimer le mot race de notre Constitution. »
  • 6.
    « (…) le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. »
  • 7.
    Chalaye S., Race et théâtre. Un impensé politique, 2020, Actes Sud-Papiers, p. 21.
  • 8.
    Maïga A., Noire n’est pas mon métier, 2018, Le Seuil, p. 10.
  • 9.
    Poirson M., « Corps étrangers », Alternatives théâtrales, 2017, n° 133, p. 9.
  • 10.
    Saulnier-Cassia E., « L’art contre l’esclavage : “le modèle noir” à Orsay », LPA 25 avr. 2019, n° 144h2, p. 15.
  • 11.
    Chalaye S., Race et théâtre. Un impensé politique, 2020, Actes Sud-Papiers, p. 44.
  • 12.
    Chalaye S., Race et théâtre. Un impensé politique, 2020, Actes Sud-Papiers, p. 48.
  • 13.
    V. la mise en scène d’Arnaud Churin au Théâtre de la Ville à l’automne 2019.
  • 14.
    Chalaye S., Race et théâtre. Un impensé politique, 2020, Actes Sud-Papiers, p. 62.
  • 15.
    Chalaye S., Race et théâtre. Un impensé politique, 2020, Actes Sud-Papiers, p. 81-106.
  • 16.
    Chalaye S., Race et théâtre. Un impensé politique, 2020, Actes Sud-Papiers, p. 102.
  • 17.
    TA Paris, ord., 9 déc. 2014, n° 1430123/9 ; CE, ord., 11 déc. 2014, n° 386328, Centre Dumas-Pouchkine des diasporas et cultures africaines.
LPA 09 Avr. 2020, n° 153a3, p.10

Référence : LPA 09 Avr. 2020, n° 153a3, p.10

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