Richard II, la tragédie shakespearienne de l’abdication royale

Publié le 04/10/2022

Richard II de Shakespeare est l’une des pièces les plus savoureuses pour les juristes, en particulier publicistes. Dans la mise en scène de Christophe Rauck, toute la richesse en droit constitutionnel de la tragédie est soulignée, en particulier dans sa scène la plus remarquable de la destitution-abdication royale.

Richard II n’est pas la tragédie de Shakespeare la plus connue, notamment parce qu’elle est montée beaucoup moins souvent que ses autres tragédies tirées de la vie de vrais monarques, ses deux Henri (IV et V) et Richard III en particulier. Mais chacune des productions de cette pièce datant de 1595 semble devoir être marquante, avec l’utilisation de traductions différentes. Jean Vilar l’a choisie pour la cour d’honneur du Palais des Papes lors de la première édition du festival qu’il venait de créer à Avignon en 1947 et en a assuré le rôle principal. En 1982, c’est Ariane Mnouchkine et son Théâtre du Soleil, qui en présentait une version kabuki dans ce même lieu historique après l’avoir créée l’année précédente à la Cartoucherie avec Georges Bigot. En 2010, Denis Podalydès incarnait, toujours dans la cour, le roi Plantagenêt, dans la mise en scène de Jean-Baptiste Sastre. Cette année 2022, c’est Micha Lescot qui emportait l’adhésion à Avignon, dans le gymnase du lycée Aubanel, dans la mise en scène de Christophe Rauck, reprise cet automne au théâtre Nanterre-Amandiers, dirigé par lui-même depuis janvier 2021. On signalera également parmi les autres représentations marquantes, mais non avignonnaises, le travail de Patrice Chéreau en 1970 et celui de Deborah Warner qui a proposé le rôle à Fiona Shaw, brouillant ainsi les pistes de la féminité souvent accolée au personnage, dans sa mise en scène de 1995 au National Theatre à Londres, présentée en 1996 à la MC 93 de Bobigny.

Christophe Rauck s’est donc lui aussi confronté à cette pièce en cinq actes si riche pour les juristes, en particulier publicistes. Car Shakespeare a saisi, dans un événement historique aujourd’hui largement oublié de l’histoire britannique, des mécanismes juridiques complexes mettant en jeu des aspects particuliers de droit constitutionnel, dont le traitement opéré par le dramaturge, tout « propagandiste élisabéthain »1 qu’il ait pu être qualifié, était risqué, en dépit des précautions prises.

Les origines de la situation constitutionnelle sont d’une grande banalité si on les place dans des siècles d’affrontements tumultueux entre les royaumes de France et d’Angleterre et d’oppositions particulières entre deux familles ou lignées, celle des Plantagenêt et celle des Lancastre. Afin d’essayer de rendre plus lisible au public français du XXIe siècle la brouille à venir entre les deux personnages principaux, Richard II, le roi en exercice, et son cousin Henri de Bolingbroke, le rebelle et futur Henri IV, Christophe Rauck a choisi de placer dans un jeu de lumières les premiers protagonistes, Mowbray et Bolingbroke s’accusant mutuellement de traîtrise, et d’identifier à chaque fois sur un rideau de tulle transparent le lieu de chaque scène importante, à savoir pour commencer, Windsor. Le pari de la simplification n’est pas totalement réussi car la direction d’acteurs imposant une élocution extrêmement rapide, il est assez difficile au spectateur qui n’aurait jamais vu la pièce ou lu le texte de saisir immédiatement tous les enjeux, même s’il se doute instinctivement que la causticité de Richard, à la silhouette longiligne et sautillante, tout de blanc vêtu (couleur qui n’est pas le reflet de la pureté ou de l’innocence2), est suspecte et qu’il comprend l’essentiel à la scène suivante (la culpabilité de Richard). Le cynisme de l’exercice du pouvoir est sans doute moins central dans l’œuvre de Shakespeare qu’il n’y paraît de prime abord, le dramaturge ayant été sans doute plus influencé par Montaigne que par Machiavel3. Mais Shakespeare est bien lucide sur l’exercice du pouvoir et les dérives qu’il engendre inévitablement, comme s’il existait une irrémédiable condamnation à l’isolement, à la déconnexion avec le peuple, une sensibilité accrue aux flatteurs et une irrésistible mégalomanie, pouvant conduire au crime pour éliminer ses ennemis. Dans sa toute-puissance arrogante, Richard profite de la querelle pour se débarrasser d’autres concurrents en prononçant le bannissement à vie de Mowbray et l’exil d’Henri pour six ans.

Si Richard n’avait pas procédé à un abus de pouvoir de trop en dessaisissant Bolingbroke de tous les biens de son père après sa mort, l’héritier du duc de Lancastre n’aurait peut-être jamais voulu se venger de son cousin et roi en revenant de son exil pour récupérer ses terres pendant que Richard était parti faire la guerre en Irlande. Quand la domination de Bolingbroke sur le terrain montre son évidence, Richard renonce. C’est-à-dire qu’il abdique déjà, en rampant physiquement (dans la plupart des mises en scène dont celle de C. Rauck) et psychologiquement avant de le faire juridiquement dans les scènes complémentaires aux actes IV et V. Si on ne connaît pas avec certitude le déroulé exact de l’évènement historique qui eut lieu deux siècles avant la date connue de l’écriture de cette pièce, l’on peut deviner que la précision opérée par Shakespeare relative au consentement de Richard II ne correspond pas nécessairement à la réalité. Cette idée d’acceptation n’était peut-être qu’une stratégie de l’auteur pour ne pas risquer de tension avec sa souveraine, ce qui ne suffit pas à l’évidence puisque Richard II fut le seul texte de toute son œuvre à faire l’objet d’une censure directe, Élisabeth Ire craignant d’être un jour poussée à l’abdication, par un acte de rébellion qui pourrait ici trouver un précédent de légalité4. En tout cas, transposée au théâtre, la situation inédite du roi « de droit divin », légitimement monté sur le trône et poussé à en descendre est placée à la scène 3 de l’acte III, au cours de laquelle Richard accepte de se défaire de tous les signes de cette légitimité, transférant à son populaire, mais non moins « usurpateur », cousin les objets symboliques du pouvoir, puis son nom et son titre lors de la scène d’abdication.

Cette première scène de l’acte IV a lieu à la Chambre des communes, dont l’existence est signalée dans la mise en scène de Christophe Rauck, à la fois à travers le dispositif scénique de gradins-bancs (mobiles) et d’images vidéo préalables montrant l’intérieur actuel de la Chambre des communes et ses caractéristiques banquettes. Du rôle réel de la chambre il n’est cependant pas vraiment question. Elle est en quelque sorte simplement témoin de l’abdication de Richard, que de ses « propres mains » il « abandonne » sa « couronne », après avoir de ses « propres pleurs » lavé « l’onction du sacre ». La procédure se déroula historiquement sur un temps plus long que ce que Shakespeare, pour des besoins dramaturgiques, fait se concentrer en une journée. De même, le meurtre final de Richard, qui n’est lui non plus pas historiquement certain, vient donner un curieux épilogue à la théorie des deux corps du roi et annonce une transition toute shakespearienne vers des tragédies à venir dans son œuvre, plus sanglantes et plus sombres encore.

En pratique

Richard II de Shakespeare, mis en scène par Christophe Rauck

Durée : 3 h 05 (dont entracte de 30 mn)

Théâtre Nanterre-Amandiers – 7, avenue Pablo Picasso – 92000 Nanterre

Jusqu’au 15 octobre 2022

Notes de bas de pages

  • 1.
    I. Ward, Law and literature. Possibilities and perspectives, Cambridge University Press, 1995, p. 67.
  • 2.
    Il est possible que le choix de cette couleur soit une allusion aux « ordres en blanc » (albae cartae) que faisait signer Richard aux nobles des contés rebelles (v. la préface et les notes de Margaret Jones-Davies dans l’édition folio Théâtre de La Tragédie du roi Richard II, traduite par Jean-Michel Déprats, faisant référence à cette pratique) afin de les dépouiller d’une partie de leur fortune en cas de trahison.
  • 3.
    V. en ce sens : H. Grady, Shakespeare, Machiavelli, and Montaigne : Power and Subjectivity from Richard II to Hamlet, Oxford University Press, 2002.
  • 4.
    Sur les raisons et les manifestations de cette censure, v. E. Saulnier-Cassia, « Le théâtre “non sans droit” de Shakespeare », Droit & Littérature 2017, n° 1, p. 281. La censure a perduré par la suite, sur scène et dans les éditions successives jusqu’en 1608.
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