Savannah Bay
Lucernaire
Quand elle termine cette pièce, qu’elle mettra en scène en 1983 avec deux actrices d’exception (Madeleine Renaud et Bulle Ogier), Marguerite Duras est dans une période d’intense créativité, publiant entre 1982 et 1984 : L’Homme atlantique, Savannah Bay, La Maladie de la mort et L’Amant, qui lui vaudra le prix Goncourt et la reconnaissance du grand public. Savannah Bay est une pièce sur l’amour ; amour toujours aux aguets dans chacune de ses œuvres, et qui est ici confronté à la mémoire.
À Savannah Bay, petite ville du Siam, une très jeune fille a vécu une intense passion avec un inconnu qu’elle retrouvait sur une grande pierre blanche lisse, couverte et découverte par le ressac. Au lendemain de son accouchement, elle s’est enfoncée dans la mer et l’on a pu penser à un suicide.
La pièce est la rencontre, vingt ans après, entre une jeune femme venue rendre visite à Madeleine, la mère (ce qui n’est pas certain) de la disparue, comédienne célèbre mais désormais âgée et perdant la mémoire.
À la recherche de son identité, la jeune femme, qui pourrait être l’enfant de cet ancien amour, veut pousser sa grand-mère à se souvenir d’un événement dont elle n’a pas été témoin et qui a bouleversé leurs vies.
Contraste entre l’intensité incandescente de celle qui interroge et la lenteur pathétique de la vieille femme à qui, même si elle ne sait plus quoi jouer et quels sont ses rôles, il est rappelé son devoir de comédienne : communiquer aux autres, « Savannah Bay, c’est toi ». Contraste aussi entre la déclaration d’amour de la jeune femme, passionnée d’un bout à l’autre de son interrogatoire, et la passivité de Madeleine, depuis longtemps dans l’ailleurs et désormais dans l’apaisement et l’immobilité de la mort proche. Seules certitudes entre ces oublis, ces affabulations, ces transgressions : la pierre blanche et la mer, l’amour et la mort.
On a plaisir à retrouver un texte superbe, ce ressac du mot qu’il faut laisser venir à soi puis l’attraper quand il passe, abandon à ce qu’elle appelait « la littérature d’urgence », ajoutant : « C’est peut-être ça le plus difficile, de se laisser faire ».
Le présent et le passé sont intimement mêlés et l’avenir absent car Madeleine, un temps revenue à la vie, n’a d’autre issue que le silence et la solitude, image qui clôt la pièce après un va-et-vient entre des incertitudes entrecroisées que Christophe Thiry saisit avec toute la subtilité requise.
Il signe une mise en scène délicate et poétique où la musique des mots prend tout son éclat. Comédien mais aussi musicien, chanteur lyrique et même acrobate de cirque, il capte les silences et les bribes de mots en une sorte de funambulisme, fil ténu et chute évitée, laissant une large place à l’accompagnement musical confié à Renan Richard-Kobel, aussi à l’aise au saxophone qu’à la guitare et dont les arrangements sont au plus près du texte.
Comédienne et aussi chanteuse lyrique, Anne Frèches donne à son personnage une telle intensité qu’elle risque de le priver de sa fragilité. Quant à Michèle Simonnet, elle est d’une vérité impressionnante dans l’image qu’elle renvoie des ravages dramatiques de l’âge. Elle joue habilement avec le regard et les expressions de son visage, rendant d’autant plus pathétiques les silences, et la quête des mots mêle douceur et colère, rentrée face au destin et à l’oubli.