Sur les ailes du chant

Publié le 02/10/2019

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La mélodie française, à partir du milieu du XIXe, s’échappe du salon pour s’épanouir dans la salle de concert et se vêtir de parure orchestrale. Bien des pépites vont éclore sous la plume des musiciens qui puisent à des sources littéraires sûres. Sandrine Piau a réuni une quinzaine de mélodies autour des thèmes du souvenir, du désir et de la séduction. Le propre de ces œuvres est de mettre en valeur la voix, comme il en était avec le piano, sans la noyer sous un flot sonore. Aussi les compositeurs allègent-ils l’écriture à travers de subtils alliages instrumentaux et des harmonies raffinées. Car il est fait appel à des auteurs qui chantent la langue avec bonheur comme Gautier, Samain, de Banville, Verlaine ou Hugo. Les musiciens les plus en vue, Saint-Saëns ou Massenet, à la suite de Berlioz, s’y attachent, mais aussi d’autres, aujourd’hui remis en lumière : Dubois, Bordes ou Vierne.

C’est sans doute Berlioz qui, le premier, a pensé la mélodie pour l’orchestre avec Les Nuits d’été (1843-1856). Dans les deux pièces qu’elle a choisies, le timbre de soprano léger de Sandrine Piau comme les tempos adoptés par Julien Chauvin leur apportent une touche singulière. Saint-Saëns puise chez Hugo ses mélodies Extase et L’Enlèvement. De Massenet, Le Poète et le fantôme montre une généreuse modulation vocale. La délicatesse et le raffinement ne sont pas l’apanage des seuls musiciens passés à la postérité. Leurs collègues moins célébrés depuis, même si pour certains fort prisés de leur temps, ont participé à cet épanouissement du chant français. C’est le cas de Théodore Dubois dont la mélodie Si j’ai parlé… si j’ai aimé, sur un texte d’Henri de Régnier, est un petit bijou de poésie aux chatoyantes couleurs. Comme Promenade à l’étang (Samain) offre une vocalité plus ample. Louis Vierne, dans Beaux Papillons blancs, tresse une mélopée troublante qui a quelque chose d’aérien, pour en traduire l’esprit métaphorique. On a ajouté quelques compositions purement instrumentales qui sont autant de régals, de Gabriel Pierné, de Duparc ou de Massenet. C’est peu dire que la voix de Sandrine Piau fait merveille : la fraîcheur du timbre n’a d’égal que le naturel de la diction, la retenue que l’empathie avec des musiques aimées. Quel art de la nuance, du mot juste, de la parfaite intonation. Le raffinement, mieux : l’élégance, de la partie orchestrale est un pareil ravissement, en particulier dans le traitement des cordes. On sait gré à Julien Chauvin de sa manière sensible, combien pensée dans le dernier détail, et aux musiciens du Concert de la Loge d’une texture plus que transparente et d’une palette de couleurs diaphanes parant toutes ces musiques de leurs meilleurs atours.

Faisant équipe avec le pianiste Leif Ove Andsnes, Matthias Goerne présente deux cycles majeurs de Schumann composés durant la prolifique année 1840. Dans le Liederkreis, op. 24, sur des poèmes de Heinrich Heine, le thème de la confession amoureuse est décliné à travers la symbolique poétique de la nature. La partie de piano est développée tant dans l’accompagnement de la ligne vocale, dont elle se détache souvent, qu’au long d’intermèdes ou de postludes. Tout l’éventail émotionnel contenu dans ces pièces, Goerne et Andsnes le traduisent par des climats envoûtants : tour à tour mélancoliques, le désir de l’amant, la solitude toute romantique de l’incompris, ou dramatiques, l’affolement de ne se savoir pas entendu, l’émotion à peine contenue, l’amertume non dissimulée. Ce qui prend la forme d’une courte saynète dont plus d’un lied est le lieu, est ici magnifié par un chant d’une inextinguible force et une ligne pianistique qui l’est tout autant. L’art de diseur du baryton allemand est à son meilleur, dont la voix caressante ou impétueuse rejoint le piano du norvégien nursant des phrases colorées ou diaphanes. Les Kernerlieder, op. 35, moins connus que les précédents, constituent pourtant un cycle d’une égale concision. Là aussi, ce sont de courtes vignettes caractérisant des descriptions de la nature, métaphores des thèmes éternels que sont l’amour et l’amitié. Les contrastes sont tout aussi marqués pour traduire des états d’âme variés comme le trouble intérieur de l’homme amoureux tandis que gronde l’orage au dehors, le chant à la bien aimée comme enveloppé dans une ardeur contenue, la passion des sentiments enfouis. La poétique qu’instillent Goerne et son pianiste enlumine ces morceaux choisis de grâce mélodique, d’émotion bouleversante, à travers tout le spectre vocal : de la puissance véhémente du baryton virant sur la basse, au murmure effleurant le mot, de la modulation qui d’abord sereine, proche de l’extase, va crescendo vers quelque apothéose. Le piano est là encore exceptionnel dans ses jolies ritournelles, ses tempos variés, rythmes balancés de berceuse ou traits presque violents. Car comme dans le cycle précédent, il fait plus qu’accompagner. Il est une voix à part entière.

LPA 02 Oct. 2019, n° 148n8, p.15

Référence : LPA 02 Oct. 2019, n° 148n8, p.15

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