Tchekhov encore et encore revisité…

Publié le 06/04/2023

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Très présent sur les scènes parisiennes en cette saison, Anton Tchekhov inspire et autorise des mises en scène contrastées allant de l’épure à la profusion, ce qui apparaît dans les deux spectacles présentés ici.

La Mouette au Théâtre de la Ville – Les Abbesses

Brigitte Jaques-Wajeman avait ouvert sa carrière de comédienne en incarnant Nina, la « Mouette » à l’âge de 20 ans sous la direction d’Antoine Vitez. Elle en assure désormais la mise en scène avec sa compagnie Pandora fondée en 1976. Révélant de nouveaux auteurs ou ressuscitant des gloires un peu oubliées comme Corneille et cette année Racine avec Phèdre, elle s’attaque pour la première fois à Tchekhov en lui appliquant ce sens de l’épure sinon du dépouillement dans la scénographie qu’elle affectionne afin de mettre en valeur la langue et sa musique. Au milieu de la scène, une simple estrade en billots de bois, un banc, des sièges de jardin et, en toile de fond, un ciel changeant couleur de lune ou de soleil où le lac se reflète. Les jeux de lumière font ressortir la silhouette des personnages et varient au rythme des sentiments.

« Beaucoup de discours sur la littérature, peu d’action, des tonnes d’amour », disait l’auteur de sa pièce, trop d’avant-garde pour connaître le succès lors de sa création en 1896 et qui, d’un bout à l’autre, mêle la confusion des sentiments à la réflexion sur le théâtre. La pièce s’ouvre avec « un théâtre dans le théâtre » lorsque le jeune Treplev présente la pièce qu’il vient d’écrire et de monter pour attirer l’attention de sa mère, actrice célèbre de passage avec son amant Trigorine dans la propriété de famille à la campagne. Talentueux et anti-conformiste, son spectacle ne recevra que critique de la part de la diva, une humiliation de plus pour ce fils délicat et idéaliste. Théâtre encore que ce monologue fameux de Trigorine, auteur à succès de nouvelles, qui livre ses difficultés à écrire, ses doutes sur sa vocation, la conscience qu’il a d’une vie ratée, ses insomnies, des tourments qu’il exorcise dans la pêche à la ligne dans le lac. Confessions où Tchekhov se met lui-même en scène. Théâtre enfin que ce besoin absolu de Nina, la « Mouette », prête à affronter toutes les difficultés et les reniements : trompée par Trigorine, elle rejettera méchamment Treplev pour réaliser son rêve d’artiste et de « vraie gloire ». « On ne peut se passer de théâtre », dit le médecin Sorine.

On regrette parfois une certaine sécheresse dans cette présentation épurée à l’extrême et où, par contraste, l’expression des sentiments et leur violence, parfois trop systématique, sont confiées au jeu des acteurs. Mais comme ils sont excellents, qu’il s’agisse de Pauline Bolcatto, Raphaele Bouchard, Raphaël Naasz et Bertrand Pazos dans les principaux rôles, le défi est relevé.

Théâtre de la Ville – Les Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris

Le Moine Noir au Théâtre de la Ville – Châtelet

Rien d’épuré dans cette nouvelle de Tchekhov, Le Moine Noir, célèbre en Russie mais peu connue en France, adaptée par Kirill Serebrennikov qui a ouvert le Festival d’Avignon l’été dernier et qui n’a été reprise que 4 jours à Paris. Le célèbre dissident qui, après avoir été assigné en résidence à Moscou près de 18 mois, a pu quitter la Russie et s’installer provisoirement à Hambourg avec une partie de sa troupe du théâtre Gogol, multiplie les créations aussi bien au théâtre, qu’à l’opéra et au cinéma (voir La Femme de Tchaïkovski, son dernier film). Des événements qui l’ont imposé comme l’un des grands metteurs en scène de notre temps. Théâtre total, tout en tension et au-delà, qui donne à la folie, le pivot de la pièce, une violence au paroxysme. Freud sort du silence et du divan, la démence est au carré, emportée dans un tourbillon halluciné.

Le « moine noir », une apparition qu’il est seul à reconnaître, accompagne Andreï Kovrine dans ce tourbillon. Quittant Moscou, cet intellectuel brillant vient chercher la paix à la campagne auprès d’un passionné des jardins et de sa fille Tania qui l’avaient accueilli autrefois. Mais au lieu de l’apaisement, c’est l’appel de la folie qui l’emporte, lui faisant maudire cette harmonie confortable qu’il a cru trouver dans l’art des jardins et le mariage avec Tania, appel irrésistible, bienfaisant autant que dévastateur, quitte à en mourir.

Être prêt à tout pour s’enfuir de la monotonie douceâtre de la vie, Treplev et la mouette ont ce parcours commun.

De cette courte nouvelle, répétée quatre fois, Serebrennikov fait un long opéra baroque de près de 3 heures  : trois comédiens se succèdent pour incarner trois Andreï au comportement et au langage différent alternant le russe, l’anglais, l’allemand et un peu de français, deux comédiennes incarnent Tania la jeune et Tania âgée, langage et aussi analyses différentes. Le quatrième acte est celui du puzzle reconstitué, le héros trouvant son unité dans une apothéose toujours aussi furieuse de moines noirs, danseurs, chanteurs et musiciens comme si la nature, souvent chaotique ; retrouvait ses droits.

Quelques longueurs sans doute, mais tant de créativité dans la scénographie, tant d’audace parfaitement maîtrisée, tant d’imagination et d’énergie qui ne se contente pas d’une déconstruction-reconstruction, démarche préfabriquée, mais livre à l’état brut des visions désordonnées venues de rêves éveillés. Le travail des 7 comédiens, entourés de 4 chanteurs et 4 danseurs, est à la hauteur de cette exigence. Bluffant, comme l’on dit. Puisse ce magicien revenir prochainement sur les scènes de l’Hexagone.

Du 16 mars au 19 mars 2023

Théâtre de la Ville – Châtelet, 2 place du Châtelet, 75004 Paris

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