Théâtre : trois grands monologues à voir à Paris

Publié le 14/11/2023

Thomas O’Brien

Pauline & Carton au Théâtre de la Scala

Le premier monologue est fort joyeux, écrit par une ancienne vedette de la scène et des écrans, la savoureuse Pauline Carton (1884- 1974). Quelle verve, quelle gauloiserie, quel hymne à la liberté des femmes ! Et quelle comédienne pour lui donner vie. Le spectacle, très remarqué à Avignon cet été, est repris à la Scala jusqu’au 7 décembre. C’est une véritable performance que réussit Christine Murillo, une autre « grande » du théâtre. Sociétaire de la Comédie française jusqu’en 1998, quatre fois moliérisée, elle n’a cessé de défendre les grands textes, classiques et contemporains, sur les grandes et petites scènes.

Ici, pas de scène et pas de décor, mis à part une table, une chaise, une boîte en carton à souvenirs et un texte emprunté à la correspondance de Pauline et à un petit livre, « Les théâtres de Carton » où elle évoquait les souvenirs d’une longue et impressionnante carrière.

Femme indépendante, elle vivra un grand amour avec le poète genevois, Jean Violette, qu’elle n’épousera pas. Soubrette seulement dans les fictions, intellectuelle plus que femme d’intérieur, elle vivra dans une petite chambre de l’hôtel Saint James face aux Tuileries, où elle allait nourrit les oiseaux. Fille de la bourgeoisie, à la différence d’Arletty, elle représente comme elle, la gouaille populaire, mais sans apprêt, fidèle à sa « voix de canard », et à son petit chignon.

Durant une heure, Christine Murillo, ample tunique noire rehaussée d’un joli foulard, ressuscite Pauline, sa conception du théâtre et des acteurs, ses relations avec les auteurs et les metteurs en scène. Elle s’attarde sur son amitié avec Sacha Guitry, qui l’appelait sa « bibliothèque ambulante » et à qui elle servait de documentaliste car il aimait l’associer à ses travaux. Anecdotes croustillantes, chansons grivoises, dérision et cocasserie, quel bain de jouvence et d’intelligence en nos temps de gravité lugubre.

L’intensité du jeu de Christine Murillo ne faiblit pas une seconde, sidérant son public et l’entraînant dans une captivité bienheureuse à coups de clins d’œil malicieux. L’orfèvre Charles Tordjman signe une mise en scène mettant en valeur le texte et la prouesse d’un sacré one woman show.

Le bel indifférent de Jean Cocteau au Théâtre de l’Atelier

Rien de joyeux dans ce monologue écrit par Jean Cocteau pour Edith Piaf, dix ans après La Voix humaine. C’est celui d’une femme trompée souffrant de l’absence, des mensonges et du silence de son amant. Lors de la création en 1940, Paul Meurisse, alors en couple avec Piaf, interprétait Émile, l’amant muet au théâtre des Bouffes-Parisiens.

Le texte est souvent repris au théâtre sans être suivi du long poème qui l’accompagnait. Il est sans doute un peu daté et n’a pas la qualité de La Voix humaine, ce qui justifie qu’on prenne des libertés avec l’adaptation.

C’est ce qu’a choisi de faire Christophe Perton, qui, après Les Parents terribles, créé en 2020, réunit ici le texte et le poème qu’il transforme en chansons pour donner au spectacle l’allure d’une comédie musicale rock ; transgression audacieuse, pourquoi pas ? Il s’agit toujours du monologue désespéré d’une quadragénaire réfugiée dans sa chambre d’hôtel, criant sa détresse devant l’absence puis, sans parvenir à le sortir de son mutisme et de son indifférence, accablant de reproches et de déclarations d’amour le « magnifique gigolo » lorsqu’il revient. Mais il n’y a plus rien d’intimiste, le cri déchirant est emporté dans une fureur souvent tonitruante, le calme de la chambre fait place à un dispositif scénique sophistiqué des vidéos et un orchestre de cinq musiciens cachés derrière un vélum.

On peut regretter l’artificialité de l’entreprise, estimer que les arrangements musicaux manquent d’originalité, qu’ils sont envahissants et couvrent trop le texte. On peut aussi admirer l’énergie déployée par Romane Bohringer. Devenue star rock en tournée elle continue son show dans la chambre d’hôtel, tentant de séduire le muet par ses chants et l’associant à des danses lascives. Beaucoup d’authenticité dans l’expression de sentiments au paroxysme et esthétique lascive plutôt réussie des corps rapprochés lorsqu’elle danse avec le singulier Tristan Sagon.

Quinze rounds de Richard Bohringer au Théâtre de l’Atelier

Autre monologue que l’on peut voir auparavant dans la même salle, celui de son père, Richard Bohringer. Il s’agit de la lecture de textes extraits d’un récit autobiographique paru en 2016 et qu’il commence ainsi :

« J’ai passé ma vie sur la route. Tout seul. Des milliers et des milliers de kilomètres. Coureur de savanes, enjambeur d’océans. T’as trop couru, t’as le souffle court… Quinze rounds. Celui qui clôt. Qui ferme le rideau. »

À 81 ans, le comédien, le corps affaibli par la maladie qui l’a tenu éloigné de la scène, revient tel un boxeur pour une performance intimiste, pleine de sensibilité et de joie de retrouver la complicité avec le public.

Il faut « Faire ventre avec les mots » a-t-il écrit, et il y parvient pour décrire son enfance de banlieusard un peu voyou, son adolescence rebelle, sa découverte du Saint-Germain-des-Prés de la grande époque, le jazz, les femmes, une première pièce écrite en trois semaines à 24 ans et cette passion pour l’écriture qui ne le quittera pas. Aucune réserve, aucun remords dans ses aveux sur sa dépendance au tabac, à l’alcool, à la drogue, une prison pour ce fou de liberté alors même que le succès est venu et qu’il ne cesse de vagabonder sur les routes, souvent africaines, une autre passion.

Romane Bohringer a choisi une mise en scène épurée, une table, une chaise, une jolie lumière, un imperméable sur un porte manteau, quelques images en noir et blanc, simplicité qui donne toute sa force au texte, fiévreux, haché menu, poétique, du bel œuvre, avec ici des résonances céliniennes, là des digressions à la Kerouac. Un émouvant hommage dans ce théâtre où ils avaient déjà joué ensemble. Les quinze rounds sont ceux d’un fameux combat et le salut du public à l’artiste est une très longue ovation.

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