Tintoret au Luxembourg
Affiche de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 2018 – NB
Comment un certain Jacopo Robusti est-il devenu Le Tintoret ? Des premières œuvres au seuil des grandes commandes qui lui seront faites à partir de 1555, l’exposition « Naissance d’un génie » narre et met en scène les années de formation de Tintoret et son ascension au sein du marché concurrentiel de l’art vénitien. La question des rivalités entre les trois maîtres vénitiens de l’époque, Titien, Tintoret et Véronèse n’est toutefois pas le propos de l’exposition. Le thème avait déjà été traité en 2000 au Musée du Louvre. Le Musée du Luxembourg relève un défi doublement audacieux : se concentrer sur les années de jeunesse du peintre et aborder l’art du peintre pour faire sa place sur le marché de l’art.
Comment accéder au marché de l’art ? Sept thématiques bien organisées guident le visiteur autour des pièces rassemblées par la Réunion des musées nationaux Grand Palais et le Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud. Les peintures donnent à voir et comprendre comment Tintoret accède, par son art, mais aussi par ses méthodes et sa stratégie « commerciale » à la commande publique et privée. Il lui faut être connu, reconnu et choisi plutôt que ses deux autres concurrents. Comment faire ? Le peintre doit cultiver une personnalité propre, se démarquer de ce qui se fait, mais comment ?
Puissance, mouvement, lumière. La réponse est dans la technique (les contreplongées sublimes du Deucalion et Pyrrha priant devant la statue de la déesse Thémis ou de Jupiter et Semelé dont la vision ne manque pas de faire quelque lien avec certaines œuvres de Dali), l’évolution de cette technique, l’audace et l’invention dans la composition (L’Adoration des mages), le choix des thèmes où l’érotisme n’est pas en reste (Suzanne au bain, Suzanne et les vieillards). La puissance, le mouvement animent ses toiles. Et comment ne pas parler du traitement de la lumière ? Ce point est celui qui frappe le plus le visiteur. On est accroché, happé par celle qui se dégage des toiles et compose l’Assomption de la Vierge, Le lavement des pieds ou Le repas d’Emmaüs.
L’artiste peut-il être libre ? L’exposition évoque – la question se pose bien au-delà du Tintoret – la nécessité pour un artiste de répondre à une demande plutôt que de créer le besoin et une offre artistique et esthétique. Ainsi du portrait, exercice incontournable. Tintoret s’est prêté à l’exercice académique mais il ne l’appréciait pas : le savoir-faire est certain mais ses portraits ne dégagent pas grand-chose. Certaines pièces se traversent ainsi plus rapidement que d’autres.
L’énigme Galizzi. On aime bien la salle qui met en scène cette énigme. Rappelant le coup de tonnerre que fut la révélation par l’historien de l’art, Robert Echols, pour qui certaines peintures attribuées au Tintoret pouvaient être en vérité le travail d’un certain Galizzi. La salle 4 donne à voir une œuvre de Galizzi fort intéressante : Saint Marc trônant entre deux saints, manière de la comparer avec d’autres tableaux du Tintoret et de susciter encore le débat. Qui a fait quoi ? Ce qui renvoie aux questions plus générales du rapport entre maîtres et élèves, des productions d’ateliers, du plagiat et in fine de savoir qui est l’artiste : celui qui inspire et a l’idée ? Celui qui dessine et peint ? Qui passe à la postérité ?
Au-delà de la mise en scène et en toiles de la biographie, première période du peintre, « Naissance d’un génie », donne ainsi à penser et réfléchir sur les conditions de la création artistique. Les thématiques vénitiennes évoquées au Luxembourg résonnent de leur actualité et de leur acuité dans notre siècle.