Toujours flatté, toujours leurré

Publié le 21/08/2023

Georges Lafenestre (1837-1919) était autant poète qu’historien et critique d’art. Conservateur au musée du Louvre, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts, le 6 février 1892, au fauteuil de Jean-Charles Adolphe Alphand. Lié avec José-Maria de Heredia, il fréquenta Emmanuel des Essarts, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Barrès, Colette, Henry Gauthier-Villars, et Pierre Louÿs. Il a laissé une trentaine d’ouvrages, des recueils de poèmes et des essais critiques, notamment Artistes et amateurs, publié en 1899 par la Société d’Édition Artistique. Nous reprenons cet été la description qu’il fit de Titien et des princes de son temps.

Titien, Danaé, 1553 ou entre 1560 et 1565

« [Installé au Belvédère, le Titien] commença cette peinture hardie du musée de Naples, dans laquelle le vieux pape, assis près du cardinal Alexandre, se retourne, par un mouvement brusque, vers son petit-fils Ottavio, qui, son bonnet à la main, s’incline en le saluant avec une feinte humilité. Le visage du pape, fatigué, inquiet, contracté, trahit l’impatience et la colère, celui d’Ottavio est plein d’une astuce hypocrite et sinistre. Nous assis­tons à une des scènes de famille fréquentes alors entre le grand-père et le petit-fils qui ne cessait de conspirer contre son propre père, Pier-Luigi. Vasari dit que ce tableau fut exécuté à la grande satisfaction des intéres­sés. On a quelque lieu d’en douter, car il est resté à l’état d’ébauche. Dans le même temps, Titien faisait divers portraits, un Ecce Homo qui n’eut pas grand suc­cès, et la célèbre Danaé, qui, au contraire, excita l’en­thousiasme de tous les connaisseurs et désarma, par la splendeur de ses formes et l’éclat de son coloris, la sévé­rité même du vieux Michel-Ange. La Danaé fut peinte pour le cardinal ; Ottavio se fit donner une Vénus, pro­bablement une répétition d’une des Vénus couchées ap­partenant au duc d’Urbin ou au duc de Mantoue. L’exé­cution de nudités aussi franchement voluptueuses, sous les yeux du saint-père, dans son palais même, au moment où s’ouvrait le concile de Trente pour la réforme des abus de l’Église et la répression des écarts du clergé, n’est pas un des traits de mœurs les moins significatifs de cette singulière époque.

Au bout de sept mois, toujours flatté, toujours leurré, Titien, regrettant de plus en plus la paix de Venise, quitta Rome sans avoir avancé en rien ses affaires. Peut-être même brusqua-t-il son départ sur la nouvelle que la question des bénéfices se compliquait encore ; en effet, tandis que l’évêque Sertorio paraissait disposé à céder, le duc de Ferrare et le cardinal Salviati, plus voisins de la place, avaient profité de son absence pour lancer un nouveau candidat. Il s’arrêta pourtant en chemin pour voir Florence, où il éprouva les mêmes admirations qu’à Rome, et pour faire à Plaisance le portrait de Pier-Luigi Farnèse, ce vicieux personnage dont Charles-Quint allait se débarrasser, l’année suivante, en le faisant as­sassiner. » (À suivre)

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