Tourgueniev et Tchekhov ont envahi les scènes parisiennes

Publié le 28/02/2023

Cyril Gueï incarne le médecin Astrov dans Oncle Vania sur les planches de l’Odéon

Marie Liebig

Un mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev au théâtre de l’Athénée

Écrite en France entre 1848 et 1850, et représentée pour la première fois à Moscou 20 ans plus tard, la pièce connaît ensuite le succès grâce à Stanislavski et ne cesse d’être représentée sur scène et au cinéma. Elle était intitulée à l’origine L’étudiant, puis Deux femmes et enfin Un mois à la campagne. Tourgueniev a 30 ans. Élevé à la campagne dans une belle propriété par une mère autoritaire, il s’en est échappé, a voyagé en Europe, s’est engagé dans les mouvements sociaux dénonçant la pratique du servage dans un ouvrage sur les paysans russes, Mémoires d’un chasseur, qui lui vaudra un mois de prison et une assignation à résidence. Il vivra à Londres et surtout à Paris, proche de son amie Pauline Viardot, fréquentant Flaubert, Zola, Jules Verne ; son attachement à sa terre natale resta fort.

L’hésitation sur le titre révèle celle de Tourgueniev quant à l’évènement qui entraîne la pièce. S’agit-il de l’arrivée d’Alexeï, l’étudiant engagé l’été pour être le précepteur du jeune Kolia ? Jeune homme épris de liberté, inconscient de son charme, qui va bouleverser les habitudes de cette petite société provinciale leur révélant la violence des sentiments et des passions. S’agit-il de Natalia, propriétaire de la datcha avec son mari Arkadi qui, trop occupé par ses affaires, la néglige, belle femme séduisante et romanesque qui fait penser à Emma Bovary ou à la Lioubov de La Cerisaie de Tchekhov ? Elle tombe amoureuse d’Alexeï, ce qui arrivera aussi à la jeune Vera, l’orpheline recueillie par Natalia, lumineuse, pleine de promesses, qui sera poussée au mariage avec un riche marchand. S’agit-il enfin de décrire une atmosphère, celle de la fin d’un monde aristocratique et d’une société qui s’effrite dans la Russie de la fin du XIXe siècle, emportée par les bouleversements sociaux ? C’est cet intitulé qui sera choisi.

Marivaudage remarquable de subtilité, entrelacs des sentiments, complexité des personnages, comme ce Rakitine, le confident énamouré de Natalia à l’humour caustique ou ce médecin entremetteur, débonnaire et désabusé quant à la possibilité de s’évader de cette campagne, ce que parviendront à faire les autres personnages.

La pièce est construite comme un roman, sans découpage scénique, et cette fluidité est fort bien rendue par la mise en scène de Clément Hervieu-Léger, élégante, épurée et inspirée par la perception intime de l’âme russe qui est la sienne. On peut le retrouver actuellement dans La Mort de Danton après qu’il y ait mis en scène La Cerisaie (quelle activité !). Les comédiens sont tous excellents, comme l’est la traduction toute en finesse de Michel Vinaver. Le spectacle a commencé une tournée en province jusqu’à la fin avril.

Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, 2-4 square de l’Opéra-Louis Jouvet, 75009 Paris.

Oncle Vania d’Anton Tchekhov à Odéon-Théâtre de l’Europe

Le théâtre russe envahit les grandes scènes parisiennes et on ne s’en lasse pas. Tchekhov retrouve l’Odéon avec la pièce Oncle Vania qui avait été brièvement représentée juste avant la crise Covid en langue russe, dans une mise en scène de Stéphane Braunschweig. Rien à voir avec celle du bulgare Galin Stoev, à la tête du Théâtre de la Cité à Toulouse. Il y avait monté un IvanOff, écrit par un auteur norvégien que n’avait pas épargné la critique.

Sa mise en scène d’Oncle Vania est moins irrespectueuse. Si l’on peut regretter une accumulation de gadgets insignifiants et si la traduction de Galin Stoev et Virginie Ferrere (assistante à la mise en scène) se voulant proche du langage familier français est médiocre, l’ensemble est emporté par une approche fine de l’interpénétration des sentiments qui mêlent le mal-être existentiel et la quête du bonheur et poussent les personnages ici au dénigrement, à la cruauté, au paroxysme, aux sursauts de tendresse, à la fragilité, à la détresse.

La pièce est sans action et se présente comme une succession de « scènes à la campagne », le premier titre de la pièce. Dans une datcha, au cœur de la Russie, une vie paisible s’est installée où se côtoient une jeune femme, Sonia, qui a hérité du domaine, son oncle Vania qui a sacrifié sa part d’héritage et laisse le domaine péricliter, ainsi qu’un ami de la famille (le médecin Astrov), la nounou et un domestique. Cet équilibre est brutalement rompu par l’arrivée d’un professeur d’université à la retraite, vaniteux et hypocondriaque, père de Sonia et accompagné de sa seconde femme Éléna, jeune et ravissante dont Vania et Astrov vont s’éprendre. Frustrations, haines, dénis de soi, actes manqués s’exposent au grand jour, personne n’y échappe et, après leur départ, l’ancienne vie paisible s’installe mais plus douloureuse, résignée, se réfugiant dans la douceur d’un repos que seule la mort apportera.

L’insistance du metteur en scène à mettre en valeur l’aspect écologique de la pièce, la prémonition des insultes à la nature dégradée, l’anticipation sur le monde fini à venir, rejoint l’obsession de contemporanéité qui envahit les scènes ces dernières années. La datcha a des allures d’entrepôt, une salle d’attente nous dit-on, qui pourrait se trouver n’importe où. Pour donner l’exemple de la sobriété énergétique, le décor d’IvanOff a été récupéré. Pourquoi pas ? Le spectacle se voit agréablement, il y a de bonnes trouvailles et il doit beaucoup à la performance des acteurs fort bien dirigés pour appuyer la singularité des scènes. Suliane Brahim, en vacances de la Comédie-Française, donne, une fois de plus, son étrangeté lumineuse à une Éléna au charme juvénile, innocent, vénéneux et Cyril Gueï, déjà remarqué dans La Ménagerie de verre, est un Astrov d’une grande puissance, jouant au plus juste le personnage complexe du médecin. Son duo avec Vania face au public dans la salle éclairée est un grand moment. Quant à Andrzej Seweryn, à l’immense carrière allant du cinéma de Wajda à la Comédie-Française : quelle autorité dans le personnage caricatural du professeur !

Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon, 75006 Paris.

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