Tropique de la violence à Mayotte

Publié le 27/01/2023

Le roman Tropique de la violence, de Nathacha Appanah, a été adapté au théâtre par Alexandre Zeff. Il décrit dans une foisonnante mise en scène, énergiquement défendue par des comédiens très investis, la situation d’une île française abandonnée à la violence, où s’est installé le plus grand bidonville de la République, occasion de revenir sur son actualité juridique, notamment contentieuse.

Créé au Théâtre 13 en septembre 2022, le spectacle mis en scène par Alexandre Zeff et sa compagnie La Camara Oscura, est une adaptation du roman éponyme multiprimé de la journaliste et romancière Nathacha Appanah1, mettant la lumière sur la situation à Mayotte, largement ignorée du grand public en métropole. Quel lien possible entre « le plus beau lagon du monde » où nombre de plongeurs se pressent et le plus grand bidonville de tous les territoires français ?

C’est l’un des paradoxes de cet archipel français situé « dans le canal du Mozambique », au nord-est de Madagascar, où la misère sociale s’est accentuée au fil des années, en particulier avec l’afflux de clandestins, traversant notamment depuis les Comores, île un temps française devenue autonome en 1946, sur des kwassas-kwassas, frêles embarcations dont le nom est tristement connu depuis une plaisanterie choquante du chef de l’État en 2017.

Le metteur en scène Alexandre Zeff aime les textes engagés exploitant les aspects les plus monstrueux et bestiaux de l’humanité. Il a ainsi notamment monté Jaz et Big Shoot, deux pièces où la violence hystérique du monde est une caractéristique de l’écriture et des thématiques exploitées par le dramaturge ivoirien Koffi Kwahulé2, convoquant à sa manière les formes possibles de résiliences, comme après un viol, point commun avec l’un des passages déterminants de Tropique de la violence.

Alexandre Zeff, avec ses comédiens très investis (d’abord Alexis Tieno, aussi magnifiquement sensible et gracieux que tragique et puissant, Mexianu Medenou également très convaincant dans les moments dansés, ainsi que Thomas Durand et Assane Timbo, très justes), l’omniprésence de la musique (live), du travail vidéo, des lumières et d’un décor évolutif (sol comme un cratère qui se disjoint et dont les morceaux s’éparpillent telles les îles d’un archipel dont l’eau est rarement calme), créé un spectacle d’une grande intensité, une tornade de colère, de haine et de quête du sens de la vie, séparée en plusieurs mondes. Le spectateur ne se voit accorder aucun répit (à l’exception peut-être de la vidéo de Stéphane, l’humanitaire désabusé, se baignant dans le lagon). Il n’y a pas la poésie de Koltès, mais on ne peut s’empêcher de penser à lui par instants.

L’adaptation est fidèle au texte du livre, dans lequel toutefois l’on sent peut-être davantage les différents registres de langues et de perception individuelle au fil des chapitres qui sont écrits du point de vue de chacun des protagonistes qui déroulent l’histoire dans sa chronologie. De l’attente désespérée d’un enfant par Marie, l’infirmière, au meurtre par Moïse, son enfant « adopté » élevé « comme un Blanc », abattant Bruce, le caïd de « Gaza », le tristement nommé bidonville qui s’est développé « à la lisière de Mamoudzou » dans le quartier défavorisé de Kaweni, où il s’est réfugié après la mort brutale de sa seconde mère. « Un bidonville, un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela (…) un immense camp de clandestins à ciel ouvert (…) une énorme poubelle fumante que l’on voit de loin ». La misère y est à la hauteur de la délinquance qui s’y développe et de la violence qui y fait rage, en particulier parmi les plus jeunes, majoritaires dans la population, où les rapports de force reproduisent des schémas de domination sociale d’une extrême férocité.

Mayotte, le 101e département de la République française3, a été touché de plein fouet par ladite crise migratoire. Ce qui a engendré des difficultés d’ordre matériel comme dans tous les territoires de l’Union européenne ayant une frontière maritime, c’est-à-dire en termes d’infrastructure et de contrôle. Les hôpitaux sont submergés et la police aux frontières (PAF) débordée. Olivier, celui qui n’est « qu’un flic qui applique la loi française sur une île oubliée », a espéré, depuis « le temps qu’il y a des articles, des reportages, des rapports, des missions, des visites, des pétitions (…) des lois, (…) des élections, (…) des émeutes, des promesses », que « quelqu’un, quelque part dans les équipes d’énarques qui suivent les ministres (…) comprenne vraiment de quoi il s’agit ici et trouve une solution ».

Depuis la publication du roman, son adaptation au cinéma4 et au théâtre, les textes et actions de l’État se sont multipliées. Si le projet de loi défendant une réforme du droit du sol5 soutenu par le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer a été rejeté début 2022 par les conseillers départementaux, un autre texte est en préparation afin de limiter l’immigration clandestine, notamment en luttant contre les reconnaissances frauduleuses de paternité auxquelles Marie dans Tropique de la violence a recours afin de pouvoir adopter Moïse qui lui a été confié par une jeune clandestine à peine débarquée sur l’île.

De fait, « toutes les failles » et « les tares de cette île » ont conduit à une augmentation exponentielle de la population sur l’île, qui pose des problèmes de logement, de chômage, de délinquance, d’accès aux soins, à la scolarité, différents domaines dans lesquels des actions contentieuses ont permis de dénoncer l’inaction ou les illégalités de l’action de l’État. Il en est ainsi en matière de scolarisation des jeunes enfants6, mais aussi de logement dans une dynamique affirmée de réappropriation du foncier.

Ainsi, une action contentieuse récente contre l’arrêté du préfet de Mayotte portant évacuation et destruction des constructions bâties illicitement au lieu-dit de Doujani pourrait avoir des répercussions plus grandes que prévues. Des opérations de lutte contre l’habitat illégal et insalubre ont conduit à la destruction mi-janvier 2023 à la pelleteuse de centaines d’habitations de fortune, des cases en simples parois de tôles, réglant partiellement dans la ZAC de Doujani les conséquences et non les causes profondes du problème, et alors que le tribunal administratif de Mayotte saisi de référés-suspension relatifs à l’exécution de l’arrêté préfectoral susmentionné en a ordonné la suspension pour cinq requérants dans son ordonnance du 8 décembre 20227, en raison de l’absence de véritables propositions d’hébergement ou de relogement (de nature à créer un doute sérieux) et acceptant de transmettre au Conseil d’État une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) au Conseil constitutionnel sur la constitutionnalité de la loi dite ELAN du 23 novembre 2018 applicable au litige.

En attendant le jugement au fond, et la réponse du Conseil d’État à la demande de QPC, et du futur projet de loi, les juristes pourront se plonger dans l’intense dramaturgie d’Alexandre Zeff ou dans le roman de Nathacha Appanah pour tenter de saisir un peu de l’esprit des djinns et de la mangrove mahoraise.

En pratique

Tropique de la violence

Durée 1h25

Vu au Théâtre Jean-Arp de Clamart (92)

En tournée 2023 : le 2 mars au Carré magique à Lannion (22), du 22 au 24 mars au Théâtre-Sénart à Lieusaint (77)

Notes de bas de pages

  • 1.
    N. Appanah, Tropique de la violence, 2016, Gallimard. Toutes les citations entre guillemets dans le corps du texte sont issues du roman, pour certaines utilisées dans la pièce.
  • 2.
    Ces deux textes ont paru aux Éditions Théâtrales en 1999 et 2000. Le premier a été créé à la Chapelle du Verbe Incarné à Avignon en 2017, puis au TCI à Paris en 2018 (où le metteur en scène est artiste associé en résidence) et au TNS en 2019 ; le second au Centquatre en 2016.
  • 3.
    Mayotte est devenu le 101e département français et le 5e département d’outre-mer depuis mars 2011. L’adoption des lois organiques du 4 août 2009 et du 7 décembre 2010 fait suite à la consultation de mars 2009 favorable à la départementalisation à 95 %. Une période transitoire de 25 ans a été prévue, notamment pour l’application des règles en matière d’immigration.
  • 4.
    Tropique de la violence de Manuel Schapira est sorti en salle en mars 2022.
  • 5.
    Le projet de loi relatif au développement accéléré de Mayotte et portant dispositions diverses sur la Guyane prévoyait de n’attribuer la nationalité française aux enfants nés à Mayotte (qui est la stricte application du classique droit du sol) que si l’un au moins des parents résidait légalement sur l’île depuis au moins un an. Actuellement, par dérogation au droit normalement applicable sur le territoire français, une durée de trois mois s’applique déjà. G. Darmanin envisagerait de reproposer cette modalité dans le prochain projet de loi.
  • 6.
    V. TA de Mayotte, ord., 28 oct. 2021, nos 2104124 à 2104133 ordonnant la scolarisation de 11 enfants d’une même commune. L’injonction non exécutée pour un enfant a fait l’objet d’une seconde ordonnance demandant son exécution, dont l’annulation a été demandée par la commune concernée (Tsingoni), rejetée par le CE, réf., 4 avr. 2022, n° 462087.
  • 7.
    TA de Mayotte, ord., 8 déc. 2022, n° 2205231.
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