Un ciseleur magique
« Je ne suis pas expert et je ne veux point l’être. J’aime les vieilles choses pour le plaisir qu’elles me procurent, sans chercher à m’ériger en pontife de la curiosité », assurait Paul Eudel (1837-1912) dans son ouvrage intitulé Truc et truqueurs au sous-titre évocateur : « altérations, fraudes et contrefaçons dévoilées », dont nous avons retrouvé la dernière édition, celle de 1907. Nous reprenons sa publication, consacrée au faux en tout genre, en feuilleton de l’été.
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« C’est le secret de Polichinelle dans la curiosité. Zerspit employait toute une équipe de restaurateurs, sous la direction Dournès père et fils, et de Gauvin, dans les dernières années. Le gendre du père Dournès conserve les traditions de cette pléiade d’habiles praticiens de la forge, de l’enclume et du marteau. Le musée des Arts décoratifs possède de Gauvin un admirable miroir de cadre Renaissance, ciselé et damasquiné. C’était un artiste unique dans son genre. Il avait le génie du pastichage. Dans son atelier de la rue Lebouis, il a travaillé pendant une quinzaine d’années avec plusieurs ouvriers, pour la gloire des galeries Rothschild et Basilewsky. Il avait en permanence, dans un coin de la pièce, une grande cuve pleine d’un liquide noirâtre où baignaient épées, sabres, poignards, pistolets. Il aimait à les en tirer avec une pince pour faire admirer à ses visiteurs « la patine des siècles ». Jean Baffier, qui occupe aujourd’hui l’atelier de son ami, a fixé dans ses Marges d’un carnet d’ouvrier cette curieuse physionomie. Gauvin montrait volontiers ses ouvrages. Quand il avait réussi un beau casque damasquiné, il l’emportait sous son grand paletot de velours et allait le faire estimer par les marchands de vin du quartier. Huit jours après, il revenait avec le même objet, mais martelé, oxydé, ébréché et demandait une nouvelle prisée. Les honorables commerçants se récriaient et ne trouvaient plus aucune valeur à la pièce.
Eh bien ! s’écriait Gauvin, c’est ce qui vous trompe. Vous avez estimé mon casque mille francs quand il était intact. Maintenant qu’il est rouillé et abîmé, je vais le faire payer dix mille francs au baron de Rothschild.
Hélas ! le pauvre Gauvin se vantait. Le ciseleur magique, qui fit peut-être pour plus d’un million de pièces anciennes, était fort mal payé par ses patrons richissimes. Zerspit surtout se montrait d’une telle parcimonie que Gauvin s’en vengea un jour par une farce de rapin. Il signa son nom en toutes lettres à l’intérieur d’un des solerets d’une armure qu’il venait de compléter, c’est-à-dire de refaire en grande partie.
On n’en finirait pas si l’on voulait seulement mentionner la centième partie des armes qui ont passé par les mains de ces très habiles restaurateurs. Je n’en retiendrai que deux armures. Chacune a son histoire, que je vais essayer de vous conter, telles que je les tiens d’un collectionneur de la vieille garde, l’un des derniers survivants de ce bataillon du Second empire. » (À suivre)
Référence : AJU009r9