Une soirée au Théâtre de poche Montparnasse, avec Flaubert et Chateaubriand
Alors que les mises en scène de théâtre captent l’attention du spectateur par la projection d’images et l’agression sonore au point de le priver de l’écoute du texte, il est agréable de retrouver de grandes œuvres, ici de la littérature française, en se laissant tout simplement emporter par la magie du verbe. C’est ce plaisir qu’offrent deux spectacles que l’on peut enchaîner au Théâtre de poche Montparnasse, l’un visible à 19 heures, jusqu’au 12 mai 2024, l’autre à 21 heures, jusqu’au 16 juin 2024.
Théâtre de poche Montparnasse
Une reprise du prolifique Flaubert
Adapter L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, « épopée ordinaire de l’un des plus magnifique anti-héros de la littérature », épais roman avec une profusion de personnages et d’événements, pour le réduire dans le temps et l’espace, est un défi qu’a relevé magistralement Paul Edmond, comme il l’avait fait pour une Madame Bovary, il y a huit ans, dans ce même théâtre. Défi aussi pour les deux comédiens complices qui se partagent les rôles : d’un côté un personnage central, de l’autre tous les autres. Gilles-Vincent Kapp est ici Fredéric Moreau, perdu dans ses ambitions et ses rêves, spectateur plus qu’acteur, se complaisant dans les fantasmes, s’imaginant un destin politique dans une Monarchie de Juillet en pleine mutation, idéalisant l’« apparition » de Madame Arnoux, n’achevant pas ce qu’il a commencé, mélancolique et fataliste, fidèle à lui-même en quelque sorte. Monologue intérieur d’un personnage attachant par ses actes manqués et l’obstination à rêver sa vie.
Sandrine Molaro, doit, quant à elle, interpréter une multitude de personnages, changeant de voix et de comportement en quelques secondes, ici bourgeoise délicate, là catin, ici parvenu vulgaire, là étudiant romantique. Pas de pause pour le rêveur mélancolique qui se voit ici emporté dans un tourbillon jubilatoire et une mise en musique avec de courts intermèdes jamais intrusifs, lui à la guitare, elle à l’accordéon et au synthétiseur. Originalité, certes, mais sans les excès de transgression désormais en vogue. Le spectacle connaît le succès et vient d’être repris pour un long parcours.
Faire revivre les fantômes des Mémoires de Chateaubriand
Après un léger dîner sur place, on ira retrouver dans la salle du bas un autre maître en son œuvre la plus forte, François René de Chateaubriand et ses Mémoires d’outre-tombe, adaptation et interprétation d’Hervé Briaux. Ce fidèle du Théâtre de poche s’était illustré dans deux autres solos remarquables, Tertullien et Montaigne en ses Essais, et il exauce le vœu de Philippe Tesson, dont l’élégant fantôme erre dans ce théâtre, qui souhaitait lui confier l’incarnation de Chateaubriand en ses propres fantômes. Les morceaux choisis dans cette œuvre monumentale, rédigée durant plus de quarante années, lue à haute voix dans le salon de Juliette Récamier et dont la publication était interdite de son vivant, survolent les principales étapes d’une vie intense. Alors qu’il va vers son déclin, ce « grand paon » comme le surnommait Julien Gracq, encombré par son orgueil, ses rêves et sa mélancolie, « cause avec lui-même », mêlant son « dégoût de tout », son « mépris du présent et de l’avenir immédiat », à des élans d’enthousiasme et de tendresse lorsqu’il évoque son enfance, ses amis, les fêtes fastueuses qu’il donnait dans son ambassade, ou lorsqu’il cause avec la lune, les arbres et les oiseaux. Œuvre puissante, singulière, entre les Mémoires de Saint Simon et les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, monument de notre littérature, trop délaissée par les programmes scolaires alors que sa modernité est évidente.
Dans une semi-obscurité, on écoute avec avidité et quasi religieusement, la langue unique, magistrale, de celui qu’on nommait l’enchanteur et qui estimait que « le style ne s’apprend pas. C’est le don du ciel, c’est le talent ». Le vicomte ne pouvait rêver meilleur interprète qu’Hervé Briaux, habité par ce personnage en ses passions, ses désillusions, sa morgue, sa sensibilité, ici hors du commun, là tout de même commun. Le public est sous le charme. Comme ils le font pour Molière, les professeurs pourraient y mener leurs collégiens.
Référence : AJU013f4