Vingt minutes d’action
Gallimard
Comment passe-t-on à l’acte, comment devient-on un « monstre », alors que pourtant tout nous sourit…? Quels sont les ressorts de la machine judiciaire ? Peut-on tous un jour être confrontés à la justice dans ce qu’elle a de plus magistral : un procès aux assises ?
En adaptant un fait divers qui s’est réellement passé aux États-Unis, « l’affaire de Stanford », Karine Tuil transpose cette histoire dans le contexte bien particulier français.
L’intelligentsia française, avec sa méritocratie, les classes préparatoires, les grandes écoles, qui mettent une pression énorme sur les épaules de leurs étudiants destinés à être l’élite de demain, et des parents, professionnels de la communication bien-pensante, qui pourtant n’ont pas vu le malaise s’insinuer chez leur enfant.
C’est pour l’auteur l’occasion de nous brosser le portrait d’une famille si peu ordinaire, tout en démontant la machine judiciaire et ainsi retranscrire un procès pour viol en passant par toutes les phases : de l’enquête policière à l’instruction, puis enfin le procès.
La première partie plante le décor en nous décrivant tous les protagonistes. Une large part est laissée au père, Jean Farel, journaliste politique connu et reconnu pour son implication dans la vie publique depuis plus de quarante ans, figure autoritaire et assez facilement détestable, tant il coche toutes les cases de l’homme sûr de lui, de son pouvoir ; et pourtant, le pater familias va flancher…
La mère, Claire Farel, essayiste, figure féministe, va se retrouver face à ses non-dits et aux manquements de son éducation, mais surtout face à son fils qu’elle ne reconnaît plus…
Quant à Alexandre, le fils, il représente tellement l’enfant, ou plutôt le jeune adulte, qui a répondu à toutes les attentes de ses parents, de ses professeurs, qu’il ne sait pas vraiment qui il est. Il a grandi et répondu à ce que l’on attendait de lui, mais était-ce vraiment ce qu’il voulait lui, s’est-il posé de véritables questions, tant il est formaté par le milieu dont il vient ?
C’est là un des thèmes du livre, le consentement, la communication de ses désirs les plus profonds, ce que l’on fait pour soi ou pour les autres, qu’en est-il quand on ne maîtrise pas tous les codes des rapports humains, que les choses humaines nous dépassent…
L’incident de parcours, ces fameuses « vingt minutes d’action » peuvent-elles – doivent-elles – tout détruire, compromettre un brillant avenir ?
Mais aussi quelle est la place de la victime, les choses ont-elles changé depuis le mouvement #MeToo…?
Tant de questions actuelles sont évoquées dans ce livre : on bascule tantôt d’un côté, celui de la victime, tantôt de l’autre. C’est là toute la qualité de ce livre, prix Goncourt des Lycées et prix Interallié. Karine Tuil a une plume affûtée et des connaissances certaines du fonctionnement du monde judiciaire ; elle nous avait confié dans une interview, parue aux Petites Affiches (V. D. Bauer, « Dans mon roman Les choses humaines, la matière juridique a rencontré la matière romanesque », LPA 5 déc. 2019, N° 149e2, p. 4 et s.), qu’elle avait assisté à de nombreux procès afin de mieux appréhender le système, et ce malgré ses connaissances juridiques car elle fut longtemps étudiante en droit, ayant même commencé à rédiger une thèse.
L’auteur sait rendre ses personnages tellement vivants qu’on a l’impression de les avoir croisés : ce grand journaliste imbu de lui-même mais qui cache une double vie et des failles, la mère qui n’ose douter de l’intégrité de son fils, la victime éplorée mais qui ne sait pas comment se défendre et qui n’a pas certainement pas eu les mêmes chances que son bourreau…
Ce livre se lit comme un polar, le style est efficace mais les questions sous-jacentes restent longtemps en nous, on s’en veut de trouver des excuses au bourreau, on s’interroge sur le fait que ce sont les parents qui ont mis les enfants en relation, afin d’être tranquilles…
La fin laisse aussi craindre le pire. Sans la dévoiler, on aurait aimé un côté catharsis à toute cette histoire, or il n’en est rien ! On aurait pu penser d’ailleurs que l’auteur ne révèle pas la fin du procès et que chaque lecteur puisse en son âme et conscience juger Alexandre.
Mais reprenant le fait divers, la sentence est tombée, pour le pire ou le meilleur… à vous de juger.