Yves Ravey : la loi du Talion dans le roman noir

Publié le 29/04/2021

Yves Ravey vient de faire paraître Adultère. Comme dans ses précédents titres, qui appartiennent presque tous au genre du roman noir, tournant autour d’un ou plusieurs faits divers qui traversent ses intrigues, le droit surgit, personnifié par ses représentants ou à travers de nombreuses qualifications juridiques constituées par des délits et des crimes. Pour autant, la force de la loi officielle s’efface le plus souvent devant celle du Talion…

Yves Ravey : la loi du Talion dans le roman noir

Éditions de Minuit

Yves Ravey, né en 1953 à Besançon, serait un « héritier de Simenon » « qui s’ignore »1. Cela n’a rien d’évident, tant Yves Ravey a un style tout à fait à lui, et qu’on ne trouve dans son œuvre – une vingtaine de titres, dont deux pièces de théâtre – nullement l’atmosphère de nuit et de brouillard de l’écrivain belge, à part peut-être dans le début d’Adultère, son dernier livre, très cinématographique. Mais il appartient incontestablement au genre du roman noir, avec sa noirceur à lui, faisant reposer la trame de ses livres sur des faits divers, perpétrés par des anti-héros, qui portent souvent la part médiocre et désespérante de l’être humain dans ses petitesses et dans ses frustrations, qui prennent notamment la forme de tentatives désespérées de revanches sociales toutes vouées à l’échec.

Dans ces textes généralement très courts2, aux phrases qui peuvent toutefois être longues et apparemment descriptives, il est toujours question d’argent, d’arnaque, de corruption, de compromissions. Nombreux sont les secrets de famille que l’on apprend ou comprend parfois presque au dernier moment. Ils sont portés par des hommes et des femmes au bout de leurs vies, acculés par une rupture professionnelle et/ou affective, qui tentent le tout pour le tout, espérant vainement s’en sortir fortune faite. Pourtant, dans chaque roman, on pressent que leur chute est inéluctable, ce qui est généralement confirmé et dévoilé dans les dernières, voire la toute dernière page, avant une ouverture laissant le lecteur imaginer la suite.

Dans tous ses livres, Yves Ravey accorde une place non négligeable au droit (privé comme public, y compris dans sa dimension internationale3) parfois de façon rhétorique4, occasionnellement de manière métaphorique5, le plus souvent dans une optique très réaliste.

Le romancier donne ainsi des illustrations portant sur l’exercice du pouvoir et ses petitesses, par exemple en s’acharnant presque dans Bureau des illettrés sur les édiles locaux. Il insiste sur leurs choix politiques erronés, faisant de la propagande environnementale, dans cette triste commune de Vaubant où se situe l’action, et délaissant l’enfance et l’éducation en privilégiant les filières techniques et « décrétant hors la loi les enseignements artistiques, la musique, les arts plastiques, les enseignements de la langue française et de la philosophie ». Il souligne le ridicule des cérémonies d’inauguration et des tournées préélectorales, et dénonce les inadmissibles doubles discours de ces « meurtriers » que sont le maire, l’inspecteur d’académie, le recteur des universités, se référant « en permanence aux droits de l’Homme » auprès et aux côtés d’une population dont la brutalité et la bêtise ne sont pas plus tolérées que la morgue et l’inutilité des « parasites » que sont les professeurs d’université6

Les forces de l’ordre et les magistrats sont peut-être les fonctionnaires les moins stigmatisés. Le rôle des « gendarmes » est parfois réduit à une simple présence officielle (pour assister l’employé de la morgue à la suite du suicide de Celidora, fille du narrateur dans Bureau des illettrés) ou au contraire par une omniprésence qui peut être efficace (l’inspecteur dans Pas dupe) ou peu influente (Un notaire peu ordinaire ; La fille de mon meilleur ami ; Adultère…). C’est également le cas des juges dont la figure est régulièrement présente, même quand elle disparaît derrière le jugement (La fille de mon meilleur ami fait une référence récurrente au jugement interdisant à Mathilde d’être en contact avec son fils) ou l’évocation d’un procès passé (Trois jours avec ma tante), voire quand ils sont présentés comme complaisants (Bureau des illettrés). Et la seule fois où un juge fait partie des personnages principaux (Walden, président du tribunal de commerce dans Adultère), c’est pour mieux égarer le lecteur en lui faisant croire dès la première page du roman qu’il est l’amant de la femme du narrateur, alors qu’il est uniquement intéressé par l’avantage financier qu’il pourrait tirer de la faillite dont il a à connaître.

Le droit privé est omniprésent à travers les qualifications juridiques données aux différents faits divers qui parcourent chaque roman, constitutifs d’infractions à la loi, des délits pénaux le plus souvent, des crimes parfois.

Le délit de vol est ainsi récurrent. Il n’est pas toujours au cœur de l’intrigue comme dans La fille de mon meilleur ami dans lequel Mathilde, cleptomane, multiplie des vols à l’étalage et après que Louis ait opéré un détournement de fonds dans l’entreprise où il était comptable, puis le vol d’une collecte de fonds auprès d’ouvriers en grève. Il est souvent opportuniste (List dans Épave dépouille toutes les voitures accidentées à proximité de son domicile et monnaye la restitution de certains objets à « l’Allemand », père du défunt ; Gustave Leroy dans Sans état d’âme procède à des retraits d’argent avec la carte bancaire de John Lloyd après l’avoir assassiné), ou en quelque sorte commandé par la tournure des événements (le suspens du chèque dans Trois jours avec ma tante).

Les autres délits vont de l’attouchement sexuel (par le pâtissier dans Bureau des illettrés), aux actes de torture et de sadisme (le même pâtissier et le boucher sur leurs apprentis) en passant par l’escroquerie à l’assurance (Adultère)…

Si les morts sont nombreux (suicide dans Bureau des illettrés et Le cours classique ; consécutifs à un incendie dans Le cours classique, à un accident de voiture dans Épave et Pas dupe ; voiture piégée dans Alerte), le crime est plus rare, mais violent et parfois doublement violent ou accomplissant une sorte de miroir avec un crime précédent et sans pour autant être suivi d’une sanction officielle, mais privilégiant le châtiment privé (suite au viol de sa fille, la mère abat au fusil de chasse le second violeur d’Un notaire peu ordinaire ; traquenard de l’amant dans un incendie volontaire dans Adultère ; meurtrier de l’Américain abattu d’une balle dans la nuque par son frère à l’endroit où il avait fait disparaître le corps dans le coffre de sa voiture qu’il fait couler dans la rivière dans Sans état d’âme)…

Quoi qu’il fasse dire à ses représentants (« C’était la loi et qui pouvait aller contre la loi ? »7), la croyance d’Yves Ravey en la force du Talion semble bien plus forte que celle attribuée au droit officiel.

Notes de bas de pages

  • 1.
    P. Assouline, « Ravey, Yves, héritier de Simenon », blog La République des livres, 3 mars 2013.
  • 2.
    Tous publiés aux Éditions de Minuit, à l’exception de La Table des singes édité par Gallimard en 1989 et qui n’appartient pas au genre du roman noir.
  • 3.
    « Du point de vue du droit international, nous sommes parfaitement dans l’illégalité, mais tout est prêt, ne vous faites pas de souci, s’il dénonce le caractère illégal de l’enquête il reconnaît qu’il est pris en défaut » (Alerte, 1996, p. 89).
  • 4.
    V. M. Saint-Exupéry, le censeur des études dans Le cours classique (1995), qui surinterprète la notion de « crime » (p. 57) et qui prétend parler « de droit, de procédure » (p. 58) avant de menacer les élèves : « Nous avons cette fois affaire avec la justice, avec l’appareil judiciaire qui est prêt à recevoir la plainte de l’établissement (…) et il est impossible à quiconque d’échapper au procès qui sera instruit par mes soins dans un premier temps par le juge des enfants dans un deuxième temps » (p. 59). Dans le début d’Un notaire peu ordinaire (2013), le rappel à la loi est systématiquement fait par le brigadier.
  • 5.
    « J’aimerais d’ailleurs savoir si l’avocat court au-devant du criminel dans la seconde après que celui-ci a commis un assassinat, et encore, suis-je ton avocat ? » (Le cours classique, p. 42).
  • 6.
    « Les seuls intellectuels, à Vaubant, viennent en général de Paris, ce sont des professeurs d’université détestables qui arrivent tôt le matin et repartent tard le soir après avoir débité leur cours stupide et inintéressant dans des amphithéâtres délabrés, ces intellectuels parfaitement inutiles prennent un soir par semaine le chemin de la gare, vêtus de leur morgue et de cette condescendance à l’égard des gens de Vaubant qu’ils rangent au titre de curiosités à étudier. Voilà le seul point sur lequel on pourrait rendre justice à ces parasites que sont les universitaires » (p. 135). V. aussi p. 150-151.
  • 7.
    Un notaire peu ordinaire, p. 27.
LPA 29 Avr. 2021, n° 200c6, p.22

Référence : LPA 29 Avr. 2021, n° 200c6, p.22

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